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Être et Avoir

Être et Avoir sont les deux verbes dits auxiliaires ; mais sont-ils aussi auxiliaires dans leurs sens premiers ? Être au sens d’état d’exister et Avoir au sens de posséder.

L’auxiliaire c’est celui qui aide, dont on tire du secours. Nous tirons bien du secours de notre état d’existence et de nos possessions. Je pense donc bien que  Être  et Avoir  sont bien des auxiliaires dans notre vie. Mais que sont-ils ?

Pour Avoir, il est assez facile de répondre. Les biens que nous possédons sont assez aisés à reconnaître.

Concernant Être, au-delà de notre existence purement matérialiste, et assurée par notre simple présence ; qui sommes-nous vraiment ? Qui suis-je ? Dans quel état j’erre ? Ces questions nous ramènent à la formule de Descartes : Cogito, ergo, sum  ; le fameux : Je pense donc je suis. Définir notre être  est de nature plus philosophique et spirituelle que matérielle.

Comment notre Être  peut-il alors être perçu, par nous-mêmes ; mais aussi, par nos semblables ? Chacun se voit et voit les autres avec son propre prisme, et donc sa vue relative de la vérité. Notre Être  va donc être perçu de manière différente, en fonction de l’image que nous renvoyons de nous-mêmes, mais aussi en fonction de la perception qu’aura l’autre en recevant cette image. Et cette image de notre Être  que nous renvoyons et qui est perçue est influencée par nos avoirs.

Mais quelle est la place de l’Être  et de l’Avoir  aujourd’hui dans ce qui nous constitue et au sein de notre société contemporaine ?

Comment ne pas immédiatement penser au consumérisme ? Cette société qui vante les mérites d’Avoir  toujours plus, d’entretenir cette soif d’Avoir  jusqu’à l’addiction, de programmer l’obsolescence afin d’entretenir cette addiction.

Dans une société où la répartition des richesses est telle que quelques-uns possèdent presque tout, la formule de Descartes se dénature en : Je consomme, donc je suis. La possession conduit à la reconnaissance de l’autre. L’illusion du bonheur apportée par l’Avoir  s’écroule quand la source (l’argent, le crédit) se tarit. Mais le Je consomme  est Je veux paraître  et non Je suis. Il est une situation sociale où règne l’Avoir  et la concurrence. Il accentue l’isolement des individus dans notre société.

Nous sommes en plein dans la critique de la société marchande, de la valeur et du système capitaliste. Peut-on envisager de réformer un système ultralibéral pour qu’il devienne plus vertueux ? Ou doit-on sortir de ce système pour envisager d’autres modèles sociaux et économiques ?

Depuis quelques décennies, des masses de plus en plus grandes de personnes sont expulsées du monde du travail. Elles sont inutiles et surnuméraires du point de vue de l’accumulation du capital. En même temps, le travail continue à être le principe de synthèse sociale, et chacun vaut la quantité de travail qu’il représente. Les exclus, qui finiront par être la majorité, au-delà de la survie matérielle, souffrent parce qu’ils n’ont pas de place dans le monde, et qu’on les prie de quitter la scène, étant donné que l’on a pas besoin d’eux. Chacun sait qu’il sera superflu à moyen terme, même ceux qui ont encore du travail. Cette menace permanente crée la sourde rage populiste qui se diffuse partout et qui favorise la recherche de boucs émissaires. Le capitalisme scie la branche sur laquelle il est assis. Les intérêts du capitalisme particulier (concurrence, produire avec le moins de main d’œuvre, vendre à meilleur marché) s’opposent à l’intérêt du système capitaliste dans son ensemble. Là où règne le fétichisme de la marchandise, il ne peut exister de conscience au niveau collectif, mais seulement la concurrence et l’isolement des acteurs économiques. Dans l’économie comme dans l’écologie, comme dans le désordre social, chaque acteur contribue, pour assurer sa survie immédiate, à une catastrophe globale. La dictature de l’économie n’est pas un problème économique, mais soumet l’ensemble des formes de vie à cette pseudo nécessité de transformer un capital dans un capital plus grand à travers un travail sans contenu. Le totalitarisme de la marchandise, de la valeur, de l’argent et du travail ne laisse plus d’espaces ouverts à d’autres logiques de vie. 

Anselm Jappe, écrivain et philosophe allemand, dans ses réflexions sur la critique de la valeur (texte retravaillé)

Une société où le travail ne constitue pas le lien social est-elle possible ?

Le dogmatique Avoir  a endormi l’Être, mais l’Être  fini par se chercher. Un monde dominé par l’Avoir  peut conduire à un Être  exacerbé et démesuré. On peut observer une radicalisation de la pensée, des extrémismes et des fanatismes.

La concurrence entre les individus par la possession délabre le vivre ensemble  et la coopération solidaire et fraternelle qui développe l’Être.

Mais cette errance dans un monde d’avoir  et de paraitre  peut aussi susciter une quête de sens et de valeur de l’Être.

Il y a ceux — le petit nombre possédant beaucoup — qui n’arrivent pas vraiment à être, parce que, par suite d’un renversement de la hiérarchie des valeurs, ils en sont empêchés par le culte de l’avoir, et il y a ceux — le plus grand nombre possédants peu ou rien — qui n’arrivent pas à réaliser leur vocation humaine fondamentale parce qu’ils sont privés des biens élémentaires.

Jean-Paul II, dans son encyclique Sollicitudo rei socialis  en 1987

Christian Eychen soulevait le cynisme de ces propos en déclarant :

En résumé, il y a une minorité qui a trop d’avoir et pas assez d’être et la majorité qui a beaucoup d’être et pas assez d’avoir. […] Les riches et les pauvres sont inégaux dans la possession, mais égaux dans la difficulté de vivre. 

Si l’Avoir  est une nécessité à la vie humaine, c’est l’Être  qui construit l’émancipation de l’Homme à travers la recherche à l’intérieur de soi-même. Cet Être  se construit lui-même par l’acquisition de connaissances, des arts et de la culture.

Marx enseignait que le luxe est tout autant un vice que la pauvreté, et que nous devrions avoir pour but d’Être  plus et non d’Avoir  plus.

TUA — 2018