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Le chamane

Il y a quelques années sur d’autres colonnes, un Frère était intervenu pour souligner la hiérarchie incontournable des religions : en bas de l’échelle les animismes, au milieu les polythéismes, au sommet, supérieurs à toutes, les monothéismes.

J’avais été quelque peu interloqué et avais pris la parole pour défendre les peuples animistes ou polythéistes, dont la spiritualité, me semblait-il, était bien plus vivante, bien plus profonde, que celle des peuples monothéistes par ailleurs grands massacreurs de peuples et discriminateurs de femmes au nom de l’Éternel.

Et puis quelque temps plus tard, une évidence s’était imposée : je n’étais ni athée ni agnostique, j’étais animiste, en bas de l’échelle, ce qui m’allait bien. D’où l’idée de cette planche mélangeant histoires, sciences et convictions (toutes au pluriel).

Il y a 2 500 ans, Héraclite disait : « La sagesse exige l’investigation de nombreuses choses. » Investiguons donc…

Je suis Chamane… 

Je détiens un savoir que les anciens m’ont transmis et que j’ai acquis directement en rencontrant les esprits. Depuis des millénaires j’arpente les plaines et les forêts, les rivages et les montagnes, les déserts glacés et brûlants de tous les continents. Je n’ai ni dogme, ni texte révélé, ni idole, ni pape, ni chapelle, ni conquête. Mon église est la nature, ma seule certitude… l’unité de la vie.

Je jongle avec l’impalpable. Je chante l’indicible et colore l’invisible. Je vois en dedans et au-delà des choses. Je suis l’intermédiaire avec l’autre monde, le maître des plantes et des esprits, le guérisseur naturel et surnaturel. Je suis le gardien du temps qui passe et du temps qu’il fait, de la fécondité, des récoltes et de la chasse. J’accompagne mon clan, je suis le garant de son équilibre. Je suis craint et respecté, car plus qu’un autre j’ai le Don, plus qu’un autre j’ai le Pouvoir. 

Chamane…

Au XIXe siècle, les premiers anthropologues m’ont donné ce nom générique parce qu’il fallait bien classer dans une boîte des pratiques qu’ils ne comprenaient pas. J’habitais le pays Toungouse, au cœur de la Sibérie, et battais tambour pour entrer en transe et guérir. Les anthropologues me considérèrent comme un malade mental.

Chamane… Au début du siècle dernier, mon nom s’est répandu quand on a trouvé mes clones en Indonésie, en Ouganda, au Pôle Nord ou en Amazonie. Certains chantaient, d’autres buvaient des décoctions. Certains disaient guérir, d’autres jetaient des sorts. Les hommes de science me dirent névrosé, épileptique, psychotique, hystérique, schizophrène…

Cinquante ans plus tard, Lévi-Strauss admit que j’étais moins fou que l’on ne pensait, que j’étais un maître du chaos, un créateur d’ordre, une sorte de psychothérapeute. Plus tard, d’autres ethnologues ont admis ne plus très bien savoir qui j’étais et comment nous cataloguer, moi et mes comparses, techniciens de l’extase, spécialistes universels de la transe, des langages secrets, des ascensions célestes, des descentes infernales, des échelles et des cordes qui relient le ciel et la terre et qui permettent d’accéder au monde des esprits.

Je suis Chamane et mon domaine est la matière. La terre est matière, la plante est matière, l’animal est matière, l’homme est matière et la matière est vivante, et la matière à une âme.

Je suis Chamane et mon domaine est l’esprit. L’esprit est l’essence vitale des choses. Par nature immatériel, je ne peux le percevoir que de manière incidente. Pour y parvenir, je dois créer le décalage, changer ma perception pour ouvrir de nouvelles perspectives. Le jeun m’y aide, le chant m’y aide, l’absorption de plantes m’y aide. La plante est mon alliée, je suis la plante et je n’ai plus qu’à écouter ce qu’elle me dit. Quand mon champ de conscience est élargi, je vois la réalité du monde dans sa globalité. 

Mon totem est minéral… 

Certes, un petit caillou n’a guère d’âme, mais la plage en a une, et Uluru aussi. Uluru, que d’autres appellent Ayers Rock, montagne-île gigantesque au cœur du désert australien, créé avant même que le temps puisse être compté, créée au Temps du Rêve, quand les esprits des Grands ancêtres
se sont incrustés dans les paysages
où ils sont pour toujours. 

Mon totem est cristal. Substance sacrée des origines, il illumine le monde. Je suis cristal, parcelle d’être en mouvement et en transformation, révélateur de l’âme et de ses égarements, pourvoyeur de clairvoyance, découvreur de l’invisible.

Mon totem est végétal… 

Il est l’arbre qui recueille toute la sagesse du monde. J’ai vu le chêne sacré, gardien d’orages et de justice, cacheur d’aurores très anciennes… Je l’ai dédié à Jupiter, et le laurier à Apollon, et l’olivier à Minerve, et les forêts ont été les premiers temples de la divinité.

Mon totem est champignon. Psilocybe que mes ancêtres mayas ont sculpté dans la pierre, Amanite tue-mouche, pilier du monde, axe du ciel, soma des Indiens…

Mon totem est cactus San Pedro et bouton de peyotl, feuille d’iboga et de tabac. Il est liane, yagé colombien, natem des Jivaros, ayahusca des Péruviens… Liane de mort et liane de l’âme… Quand je l’absorbe, je franchis l’étape effrayante de la mort et du démembrement pour accéder à un nouveau niveau de connaissance. Alors mon âme voyage et je communique avec les esprits, leurs chants et leurs visions, et je soigne, devine, révèle… Champignons, cactus, feuilles, lianes ils sont la chair des dieux.

Mon totem est animal…

Au début des temps, il n’y avait pas de différence entre les hommes et les animaux. Un homme pouvait se transformer en animal s’il le désirait et un animal pouvait devenir un être humain. Tout le monde parlait la même langue. 

Mon totem est plume. La plume de corbeau est plume de mort : elle endort mon ennemi. La plume de geai est plume de vie : elle éveille mon esprit. La plume de grue est plume de paix : elle transforme l’ennemi intime qui est en moi.

Mon totem est serpent. Serpent des origines : Sito des Égyptiens, Quetzalcoatl des Toltèques, Ouroboros des Béninois. Serpents cosmiques s’enroulant en spirales, reproduisant — est-ce vraiment un hasard ? — la double hélice de l’ADN, une représentation que l’on trouve dans les sceaux mésopotamiens comme dans les peintures visionnaires de mes frères sud-américains.

La Terre est notre mère…

La Terre est une carte. La Terre est un canevas. Il n’y a aucun espace vierge. Tout le terrain est couvert. Tout est inclus : toutes les choses, toutes les créatures vivantes. Personne n’est à l’écart de la chaîne. L’esprit de la Terre pénètre tout. Chaque chose, chacune à sa manière, n’est que le reflet d’une même conscience, et la Terre est comme un livre sacré sur lequel sont imprimés les mystères de la création.

Un jeune chamane…

« Ce soir, je suis en bonne forme, et quarante minutes après avoir ingéré ma potion l’ivresse monte. Le cœur, la force et la connaissance sont les trois ingrédients de la sauce dans laquelle je veux mijoter.

Le cœur… Le désir puissant et l’intention d’apprendre. J’en tiens un bout, je dois le faire grandir et le purifier pour qu’il s’épanouisse.

La force… Elle me tournait autour depuis quelques jours déjà et ce soir elle m’enveloppe et me pénètre : une décharge puissante comme si la foudre m’était tombée dessus, un chant qui vibre d’une tonalité inhabituelle. Je la laisse se promener, curieux et exalté. 

Je trouverai ce qui voudra bien m’être donné, mais cette force est indispensable, et il faut qu’elle progresse avec moi, et plus elle progressera, plus il faudra la dominer. 

La connaissance… Y accéder est assurément ce qu’il y a de plus long, de plus difficile et de plus glorieux aussi. Pour l’instant, je suis sourd et aveugle. Il va falloir tout mettre à plat et bâtir, laisser venir… »

Un vieux chamane… 

« Je ne savais rien de la vie, je ne savais rien de rien, j’étais un imbécile. Quand j’ai commencé à apprendre avec mon père, j’ai abandonné mon métier et j’ai commencé à comprendre. Aujourd’hui, j’ai le sentiment d’avoir passé ma vie dans la meilleure des universités, moi le pauvre idiot d’indien, et chaque jour j’apprends un peu plus. Toi, mon apprenti, tu n’en es qu’au tout début. Tu vas découvrir des choses magnifiques, mais il faudra que tu aies la capacité de gérer les trésors que tu vas dénicher. Il faudra que tu renforces ta connaissance avec une grande attention. La clé du succès réside dans la persévérance et dans un bon équilibre…

Tu es tout, l’univers tout entier. La poussière des étoiles, les atomes de l’univers. La goutte, la pluie et le ruisseau, le fleuve et l’océan. Les gaz, la brise et la tempête. Le feu des volcans et celui des étoiles. La plume et la feuille, la force et la maladie, la sagesse et la folie. Tu es la mort, tu es la vie, et tu dois bien faire attention à tout, car tout est en toi. Ne rejette rien sans réfléchir, car c’est toi que tu rejettes. »

Mes Frères…

La littérature chamanique est abondante, les manières d’aborder le sujet infinies. Je ne fais ce soir qu’effleurer le sujet et vous propose deux ou trois pistes que j’ai suivies au presque hasard de mes lectures et de mes expériences. 

La première chose qui me frappe lorsque je me confronte à la réalité du chamanisme, à la réalité des autres réalités, c’est l’étendue de mon ignorance. Qui suis-je pour être sûr de quoi que ce soit ? Je suis comme le jeune chamane, aveugle et sourd, mais si curieux devant les mystères du monde. Et malgré mon ignorance, je ne peux m’empêcher d’avoir quelques convictions.

Ma première conviction est que la vie est partout.

Je l’ai exprimé dans une planche précédente en empruntant un texte que Barjavel a écrit le jour de son soixante-dixième anniversaire : « Je m’émerveille de la grandeur infinie, si bien finie, de chaque poussière de poussière. Et je m’émerveille de l’ingéniosité de chaque détail : 

ma main, mon oreille, le monde organisé de chacune de mes cellules, les tourbillons vides de l’atome, le vide infranchissable du bois de ce plateau. Vide, tout est vide. 

Et ce vide est si méticuleusement et si grandiosement ordonné, qu’il emplit et construit et anime le vivant et la pierre. La pierre est vivante, la pierre grouille et tourbillonne, la pierre est vide, je suis vide, je contiens l’univers, je suis un univers de miracles. »

Ma deuxième conviction est que l’intelligence est partout.

Si le grain de sable n’est guère intelligent, il est cependant composé d’atomes, et ces atomes sont dotés de mémoire cumulative. C’est-à-dire qu’outre leurs propriétés physiques, ils fonctionnent un peu comme un cerveau humain, créant des circuits internes, en modifiant d’autres… L’acquis mnémonique est présent, ne serait-ce que de façon infinitésimale.

Quand on passe au domaine végétal, l’argumentation est plus évidente. Même la vénérable institution qu’est la revue britannique Nature le reconnaît : la recherche sur l’intelligence des plantes est en train de devenir un objet d’études scientifiques sérieux. Les chercheurs découvrent la remarquable complexité du comportement des plantes. Si l’on en croit l’auteur de l’article, Anthony Trewavas, membre de la Royal Society, les plantes ont des intentions, évaluent les aspects complexes de leur environnement, prennent des décisions. D’autres études montrent que les plantes répondent aux attaques de prédateurs, détectent les signaux de détresse d’espèces différentes, communiquent entre elles par des signaux moléculaires et électriques dont certains ressemblent étonnement à ceux qu’utilisent nos propres neurones. Si elles ne pensent sans doute pas, elles sont capables d’intention, elles savent calculer ce qui se passe et s’adapter. Les plantes, certes, n’ont pas de cerveau, mais elles agissent comme un cerveau.

Les amibes ne sont ni végétales ni animales. Elles non plus n’ont pas de cerveau, 

mais elles montrent un réel degré d’intelligence. Certaines s’unissent pour former des cellules géantes qui peuvent atteindre la taille d’une main. D’autres se déplacent pour se nourrir. Confrontées à un labyrinthe, elles trouvent infailliblement le plus court chemin pour atteindre leur nourriture.

Quant au règne animal, les preuves d’intelligence pullulent. La capacité à faire des abstractions n’est pas réservée aux seules abeilles. La capacité d’apprentissage, de mémorisation, d’adaptation est commune à tant d’insectes, oiseaux, mammifères… Même le cafard perçoit le monde et y agit. Avec son corps et son cerveau, il perçoit d’infimes mouvements de l’air et détecte les prédateurs. Il sait et réagit en se sauvant.

Ils ne leur manque que la parole… Mais la parole, ils l’ont ! Sauf que la plupart du temps nous ne la comprenons pas. Les papillons communiquent par ultraviolets, les abeilles par leurs danses, les fourmis et bien d’autres animaux par phéromones, les singes et bien d’autres par ultrasons, et tant d’autres encore par postures, mimiques, chants, cris… 

Le monde ruisselle de signes, le monde ne cesse de communiquer. N’est-ce pas ce que nous disent depuis toujours les chamanes ?!

Ainsi l’intelligence est partout dans la nature. 

Intelligence est-il conscience ? Vaste débat… Probablement à cause de l’influence de la culture chrétienne, nous, occidentaux, rois autoproclamés de la création, nous avons du mal à accepter la possibilité d’une intelligence autre qu’humaine. L’intelligence serait un don de Dieu réservé aux seuls humains. Alors la conscience !… Quelle conscience d’ailleurs ? La normale de tous les jours ou celle du saint et du mystique, du médium et de l’ermite, du contemplatif, du visionnaire, du yogi du voyageur de l’autre monde ? La conscience du chamane ?!…

Intelligence, conscience, compréhension, savoir… Les différentes cultures traduisent ces mots dans leur langage, chacune à sa manière. L’analyse étymologique des dits mots conduit sur des chemins bien différents. Le « savoir » français, par exemple, renvoie à la pensée, alors que le « know » anglais renvoie à la faculté de reconnaître et le « chi-sei » japonais à celle de jauger… Les mots reflètent ainsi souvent nos conceptions, nos a priori. À nous de « savoir » les dépasser, à nous de rester ouverts à toutes les possibilités.

Nous restons obsédés par la différence entre les espèces humaines et animales, végétales et minérales, chacune dans sa petite boîte où rien ne dépasse. Mais ne sommes-nous pas des animaux, et nos capacités ne proviennent-elles pas d’un passé que nous partageons avec le reste de la création ? Ne sommes-nous pas tous poussière d’étoiles ?

Dans d’autres cultures, dans d’autres religions, les gens n’ont aucun mal à accepter

que chaque chose possède une âme, un esprit… Bien des chercheurs, humanistes ou philosophes ont abordé le problème de l’intelligence, de la conscience, de l’âme. Ils se sont posé la question de la limite entre l’humain et l’inhumain sans pouvoir vraiment y répondre.

Il y a 60 ans, l’écrivain Vercors, dans ses « Animaux dénaturés » reprenait les grandes définitions de l’homme qui ont été exposées au cours de l’histoire. Peut-être l’homme était-il un condensé, un mélange de toutes les caractéristiques énoncées ici et là. Peut-être la clé était-elle le questionnement sur soi-même, sur ses origines, sur son avenir. Les animaux ne se poseraient pas toutes ces questions, mais qu’en savons-nous réellement nous qui ne pouvons pas entrer vraiment dans leur esprit ? Vercors concluait que nous ne saurions jamais comment définir l’homme, mais que nous pouvons continuer à en débattre.

Alors certes « la sagesse exige l’investigation de nombreuses choses », mais tout compte fait, elle exige sans doute aussi la contemplation du mystère.

Pour ma part, je ne mets pas de limite. Comme le chamane, je vois l’intelligence partout, je vois la conscience partout. Tout à une âme, simplement à des degrés différents.

Animiste et fier de l’être !

TUA — 2019