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Vice et vertu de l’idée de Progrès

Pour donner le ton de mon propos, je voudrais tout d’abord mettre en évidence ce court passage d’un roman de l’écrivain franco‐égyptien Albert Cossery, intitulé Les fainéants dans la vallée fertile 

« Ils ne tarderont pas longtemps, te dis-je, à gâcher cette vallée fertile et à la transformer en un enfer. C’est ce qu’ils appellent le progrès. Tu n’as jamais entendu ce mot‐là ? Eh bien, quand un homme te parle de progrès, sache qu’il veut t’asservir. »  

De la même manière, je citerai un autre romancier, Ret Marut, alias B.  Traven, l’auteur, entre autres, du Trésor de la Sierra Madre et activiste anarchiste des années 20 aux milles pseudonymes : 

« Qu’il me faille quatre semaines ou quatorze heures pour aller de Munich à Hambourg aujourd’hui, cela m’est de moindre importance, pour mon bonheur, et surtout pour ma condition humaine, que la question : Combien d’hommes, qui comme moi aspirent à la lumière du soleil, sont astreints dans les usines à devenir des forçats, à sacrifier la bonne santé de leurs organes, de leurs poumons, pour construire une locomotive. »  

Une fois achevée la rédaction de ce travail, son titre initial m’est apparu un brin erroné.

« Vicissitudes de l’idée de Progrès »

… conviendrait mieux, mon approche, telle que je vais la présenter ici, étant finalement plus critique qu’élogieuse. Cela ne m’est pas apparu si grave, car, après tout, le progrès n’a besoin de personne tant ses défenseurs sont nombreux. 

Douter de l’idée de progrès semble nécessaire à l’heure où nos sociétés sont soumises à une crise généralisée, économique, sociale, environnementale, psychologique même, morale sûrement, probablement sans précédent par son ampleur et sa capacité d’entraîner le monde entier dans ses défaillances. Et si la recherche du progrès y était pour quelque chose ? 

La recherche du progrès repose sur un imaginaire si présent dans la société qu’il anime aujourd’hui les discours institutionnels et justifie chaque intention officielle, dans tous les domaines : politique, scientifique, économique, managérial, juridique, philosophique… 

L’idée de progrès, autrement dit la croyance que notre civilisation (et la nôtre seulement) porte en elle le germe d’un progrès indéfini dans les domaines matériel et moral, s’offre telle une évidence, un lieu commun que nous avons perdu l’habitude de remettre en question. Cependant l’idée de progrès et sa recherche, qu’on appellera le progressisme, n’ont pas tout le temps et partout existé. 

L’anthropologie montre que les sociétés traditionnelles, dites primitives ou archaïques, n’ont eu pour ambition que de persister à l’identique, sans jamais perdre le sens de la limite entre ce qui est possible et impossible, souhaitable ou pas, alors que pour nous tout ce qui est possible est souhaitable. Le progrès, en tant qu’idée, suppose l’engagement permanent vers une étape à venir qui se doit d’être meilleure que celle qui a précédé. 

Certains historiens des idées décèlent dans l’avènement du christianisme les débuts de la notion de progrès, tant individuel que collectif. Dieu, envoie son fils sur terre avec comme projet de parfaire l’humanité afin que le plus grand nombre accède au royaume des cieux. Le paradis de la vie éternelle, une fois la vie ordinaire achevée, entre dans l’histoire. Il impose à ses coreligionnaires un projet, c’est-à‐dire une projection dans le temps à venir, visant un perfectionnement de soi dans l’optique d’un monde meilleur. Même si ce monde meilleur s’inscrit dans un au‐delà, celui‐ci survient après, et pose le futur comme un horizon d’amélioration souhaitable. 

Cet imaginaire chrétien perdure à travers les siècles et entre en résonnance, avec plus ou moins de frictions, avec ce qu’il est d’usage d’appeler la « modernité » philosophique, politique et économique. 

Le sociologue Max Weber a analysé le rapport existant entre L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, titre de l’un de ses ouvrages dans lequel il explique que le protestantisme a préparé le terrain au capitalisme, notamment dans les pays anglo‐saxons et du nord de l’Europe. Selon lui, le puritanisme a préparé et accompagné l’idéologie du travail pour le travail et la condamnation de l’oisiveté comme péché, ce qui était nécessaire à l’enrôlement des énergies dans un nouveau mode de production. 

S’il y eut donc de la croyance religieuse derrière tout cela, il y eut aussi malgré tout, et en même temps, le rôle de plus en plus important accordé aux forces de la raison, portées par la philosophie des Lumières et à l’expansion des sciences. Avec elles, la foi dans la raison doit remplacer la foi religieuse et l’individu est, selon la pensée des Lumières, idéalement considéré comme un sujet doué d’un pouvoir émancipateur de libre pensée. 

Penser par soi‐même, se délivrer des conformismes et agir sa vie en fonction de son libre arbitre devient le credo de l’homme moderne, qui ne se conçoit plus comme soumis à la fatalité d’une condition humaine dictée par un Dieu tout puissant, tout comme il ne se considère plus comme ancré dans une tradition à respecter par principe. 

Mais cet individu que la philosophie des Lumières a prétendu libérer, n’est‐il pas aussi le sujet idéal du libéralisme économique, libre de penser par lui‐même et d’agir rationnellement selon ses intérêts individuels, pour ne pas dire individualistes, pour sans cesse améliorer ses conditions et concourir, grâce au miracle de la « main invisible » (Adam Smith), au progrès de la communauté ? 

Or, l’individu libéral, producteur et accumulateur, prétendument émancipé des préjugés, des coutumes et des traditions, n’a‐t‐il pas plutôt développé une attitude psychologique entraînant une forme d’élitisme par l’argent, la recherche narcissique de l’embourgeoisement et le mépris du peuple et de ses traditions ? Un tel personnage paraît tout disposé à se conformer sans faille à son rôle d’acteur économique à part entière, avant tout préoccupé par sa propre prospérité.

Il faut aussi constater que la diffusion, pour ne pas dire l’impérialisme, du modèle économique libéral a connu une accélération au sortir de la Seconde Guerre mondiale. L’idée de progrès fit alors un bond en avant. 

À la guerre mondiale succéda une espérance mondiale, portée par le grand sauveur du monde, les États‐Unis d’Amérique. L’idéologie du développement, explique l’anthropologue Gilbert Rist, s’accéléra lorsque le président Truman prononça son discours d’investiture, le 20 janvier 1949. Le développement, affirmait‐il, devait devenir le droit — et bientôt le devoir — de tous les pays du monde. Aussi les États‐Unis allaient‐ils généraliser l’aide financière et technique qu’ils réservaient jusqu’ici à l’Amérique Latine :

« Notre but devrait être d’aider les peuples libres du monde à produire, par leurs propres efforts, plus de nourriture, plus de vêtements, plus de matériaux de construction, plus d’énergie mécanique afin d’alléger leurs fardeaux. (…)  Une production plus grande est la clef de la prospérité et de la paix. Et la clef d’une plus grande production, c’est une mise en œuvre plus large et plus vigoureuse du savoir scientifique et technique moderne. »

Vous comprendrez que, plus que le respect des Droits de l’Homme et du Citoyen, l’idée de progrès semble avoir parfaitement accompagné le développement d’un capitalisme fondé sur la technologie et le développement d’une éthique essentiellement matérialiste. Il a conduit chez nous à la société de consommation que nous connaissons, sans pour autant régler la question de la misère dans le monde.

Après tout, l’idéologie du développement n’a‐t‐elle pas pris le relais du colonialisme, mais sous des allures plus progressistes, justement ? En y regardant de plus près, les technocrates du développement n’ont pas toujours manqué de cynisme. Ainsi écrivait J. L. Satie, dans The economic journal, vol.  LXX, 1960 : 

« Le développement économique d’un peuple sous‐développé n’est pas compatible avec le maintien de ses coutumes et mœurs traditionnelles. La rupture avec celles‐ci constitue une condition préalable au progrès économique. Ce qu’il faut, c’est une révolution de la totalité des institutions et des comportements sociaux, culturels et religieux et, par conséquent, de l’attitude psychologique, de la philosophie et du style de vie. Ce qui est requis s’apparente donc à une désorganisation sociale. Il faut susciter le malheur et le mécontentement, en ce sens qu’il faut développer les désirs au‐delà de ce qui est disponible, à tout moment. On peut objecter la souffrance et la dislocation que ce processus entraînera ; elles semblent constituer le prix qu’il faut payer pour le développement économique. » 

Pourtant la crise anthropologique et environnementale que nous traversons ne devrait‐elle pas ramener notre prétention au progrès universel à plus de sagesse et d’humilité ? 

Ce paradoxe se pose en face de nous, ressortissants des sociétés du progrès autoproclamées, avec d’autant plus d’importance que nous avons aujourd’hui produit des technologies qui pourraient, en cas de dysfonctionnement dont Fukushima ne pourrait être qu’un préambule, rayer de la carte une grosse part de l’humanité et dévaster la terre pour des millénaires. 

En outre, à force de se croire supérieures en tout, les sociétés du progrès sont largement atteintes par le syndrome de déni de la réalité. On ne veut plus la voir telle qu’elle est vraiment et on se laisse abuser par le mirage de la réalité telle que certains (les élites politiques, économiques, intellectuelles) voudraient qu’elle soit. Cet inconvénient creuse le fossé entre la vie vécue par l’homme ordinaire et celle érigée en modèle par les institutions. 

Il me semble que nous, franc‐maçons, qui travaillons pour le perfectionnement de l’humanité tout en puisant dans une tradition de vieille mémoire, devrions être particulièrement attentifs à cette contradiction qui nous traverse également. 

Je note toutefois qu’en préambule de l’ouverture de nos tenues, la franc-maçonnerie est sagement qualifiée d’institution « progressive, qui ne se confine pas dans le passé », et non de « progressiste, qui idolâtre le futur au motif qu’il serait toujours mieux ». 

Plus que quiconque nous devrions nous interroger sur la manière de préserver les équilibres, de ne point trop défaire le monde à force de vouloir faire son bonheur, y compris lorsqu’il n’a rien demandé. 

Prétendre faire le bonheur des autres à leur place est le pire des mépris. Le progrès est devenu une forme de pensée unique, partie prenante de ce que le philosophe italien Luciano Canfora appelle le « fondamentalisme occidental » : 

« Quand s’éteindra le fondamentalisme occidental, qui domine aujourd’hui la partie la plus puissante et la plus agressive de l’Occident, alors on recommencera à comprendre que les différentes parties de la planète ne peuvent vivre ensemble que s’il est permis à chacune de vivre selon ses propres principes ». 

De ce point de vue, la résistance au changement permanent représente peut‐être bien l’avenir de la Résistance. Et nous devrions sans doute tourner plusieurs fois notre langue dans notre bouche avant de parler de progrès, afin de vérifier qu’il s’avère bien toujours synonyme d’une émancipation librement consentie.

TUA — 2014