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Vice et vertu de l’idée de Progrès

Pour donner le ton de mon propos, je voudrais tout d’abord mettre en évidence ce court passage d’un roman de l’écrivain franco‐égyptien Albert Cossery, intitulé Les fainéants dans la vallée fertile 

« Ils ne tarderont pas longtemps, te dis-je, à gâcher cette vallée fertile et à la transformer en un enfer. C’est ce qu’ils appellent le progrès. Tu n’as jamais entendu ce mot‐là ? Eh bien, quand un homme te parle de progrès, sache qu’il veut t’asservir. »  

De la même manière, je citerai un autre romancier, Ret Marut, alias B.  Traven, l’auteur, entre autres, du Trésor de la Sierra Madre et activiste anarchiste des années 20 aux milles pseudonymes : 

« Qu’il me faille quatre semaines ou quatorze heures pour aller de Munich à Hambourg aujourd’hui, cela m’est de moindre importance, pour mon bonheur, et surtout pour ma condition humaine, que la question : Combien d’hommes, qui comme moi aspirent à la lumière du soleil, sont astreints dans les usines à devenir des forçats, à sacrifier la bonne santé de leurs organes, de leurs poumons, pour construire une locomotive. »  

Une fois achevée la rédaction de ce travail, son titre initial m’est apparu un brin erroné.

« Vicissitudes de l’idée de Progrès »

… conviendrait mieux, mon approche, telle que je vais la présenter ici, étant finalement plus critique qu’élogieuse. Cela ne m’est pas apparu si grave, car, après tout, le progrès n’a besoin de personne tant ses défenseurs sont nombreux. 

Douter de l’idée de progrès semble nécessaire à l’heure où nos sociétés sont soumises à une crise généralisée, économique, sociale, environnementale, psychologique même, morale sûrement, probablement sans précédent par son ampleur et sa capacité d’entraîner le monde entier dans ses défaillances. Et si la recherche du progrès y était pour quelque chose ? 

La recherche du progrès repose sur un imaginaire si présent dans la société qu’il anime aujourd’hui les discours institutionnels et justifie chaque intention officielle, dans tous les domaines : politique, scientifique, économique, managérial, juridique, philosophique… 

L’idée de progrès, autrement dit la croyance que notre civilisation (et la nôtre seulement) porte en elle le germe d’un progrès indéfini dans les domaines matériel et moral, s’offre telle une évidence, un lieu commun que nous avons perdu l’habitude de remettre en question. Cependant l’idée de progrès et sa recherche, qu’on appellera le progressisme, n’ont pas tout le temps et partout existé. 

L’anthropologie montre que les sociétés traditionnelles, dites primitives ou archaïques, n’ont eu pour ambition que de persister à l’identique, sans jamais perdre le sens de la limite entre ce qui est possible et impossible, souhaitable ou pas, alors que pour nous tout ce qui est possible est souhaitable. Le progrès, en tant qu’idée, suppose l’engagement permanent vers une étape à venir qui se doit d’être meilleure que celle qui a précédé. 

Certains historiens des idées décèlent dans l’avènement du christianisme les débuts de la notion de progrès, tant individuel que collectif. Dieu, envoie son fils sur terre avec comme projet de parfaire l’humanité afin que le plus grand nombre accède au royaume des cieux. Le paradis de la vie éternelle, une fois la vie ordinaire achevée, entre dans l’histoire. Il impose à ses coreligionnaires un projet, c’est-à‐dire une projection dans le temps à venir, visant un perfectionnement de soi dans l’optique d’un monde meilleur. Même si ce monde meilleur s’inscrit dans un au‐delà, celui‐ci survient après, et pose le futur comme un horizon d’amélioration souhaitable. 

Cet imaginaire chrétien perdure à travers les siècles et entre en résonnance, avec plus ou moins de frictions, avec ce qu’il est d’usage d’appeler la « modernité » philosophique, politique et économique. 

Le sociologue Max Weber a analysé le rapport existant entre L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, titre de l’un de ses ouvrages dans lequel il explique que le protestantisme a préparé le terrain au capitalisme, notamment dans les pays anglo‐saxons et du nord de l’Europe. Selon lui, le puritanisme a préparé et accompagné l’idéologie du travail pour le travail et la condamnation de l’oisiveté comme péché, ce qui était nécessaire à l’enrôlement des énergies dans un nouveau mode de production. 

S’il y eut donc de la croyance religieuse derrière tout cela, il y eut aussi malgré tout, et en même temps, le rôle de plus en plus important accordé aux forces de la raison, portées par la philosophie des Lumières et à l’expansion des sciences. Avec elles, la foi dans la raison doit remplacer la foi religieuse et l’individu est, selon la pensée des Lumières, idéalement considéré comme un sujet doué d’un pouvoir émancipateur de libre pensée. 

Penser par soi‐même, se délivrer des conformismes et agir sa vie en fonction de son libre arbitre devient le credo de l’homme moderne, qui ne se conçoit plus comme soumis à la fatalité d’une condition humaine dictée par un Dieu tout puissant, tout comme il ne se considère plus comme ancré dans une tradition à respecter par principe. 

Mais cet individu que la philosophie des Lumières a prétendu libérer, n’est‐il pas aussi le sujet idéal du libéralisme économique, libre de penser par lui‐même et d’agir rationnellement selon ses intérêts individuels, pour ne pas dire individualistes, pour sans cesse améliorer ses conditions et concourir, grâce au miracle de la « main invisible » (Adam Smith), au progrès de la communauté ? 

Or, l’individu libéral, producteur et accumulateur, prétendument émancipé des préjugés, des coutumes et des traditions, n’a‐t‐il pas plutôt développé une attitude psychologique entraînant une forme d’élitisme par l’argent, la recherche narcissique de l’embourgeoisement et le mépris du peuple et de ses traditions ? Un tel personnage paraît tout disposé à se conformer sans faille à son rôle d’acteur économique à part entière, avant tout préoccupé par sa propre prospérité.

Il faut aussi constater que la diffusion, pour ne pas dire l’impérialisme, du modèle économique libéral a connu une accélération au sortir de la Seconde Guerre mondiale. L’idée de progrès fit alors un bond en avant. 

À la guerre mondiale succéda une espérance mondiale, portée par le grand sauveur du monde, les États‐Unis d’Amérique. L’idéologie du développement, explique l’anthropologue Gilbert Rist, s’accéléra lorsque le président Truman prononça son discours d’investiture, le 20 janvier 1949. Le développement, affirmait‐il, devait devenir le droit — et bientôt le devoir — de tous les pays du monde. Aussi les États‐Unis allaient‐ils généraliser l’aide financière et technique qu’ils réservaient jusqu’ici à l’Amérique Latine :

« Notre but devrait être d’aider les peuples libres du monde à produire, par leurs propres efforts, plus de nourriture, plus de vêtements, plus de matériaux de construction, plus d’énergie mécanique afin d’alléger leurs fardeaux. (…)  Une production plus grande est la clef de la prospérité et de la paix. Et la clef d’une plus grande production, c’est une mise en œuvre plus large et plus vigoureuse du savoir scientifique et technique moderne. »

Vous comprendrez que, plus que le respect des Droits de l’Homme et du Citoyen, l’idée de progrès semble avoir parfaitement accompagné le développement d’un capitalisme fondé sur la technologie et le développement d’une éthique essentiellement matérialiste. Il a conduit chez nous à la société de consommation que nous connaissons, sans pour autant régler la question de la misère dans le monde.

Après tout, l’idéologie du développement n’a‐t‐elle pas pris le relais du colonialisme, mais sous des allures plus progressistes, justement ? En y regardant de plus près, les technocrates du développement n’ont pas toujours manqué de cynisme. Ainsi écrivait J. L. Satie, dans The economic journal, vol.  LXX, 1960 : 

« Le développement économique d’un peuple sous‐développé n’est pas compatible avec le maintien de ses coutumes et mœurs traditionnelles. La rupture avec celles‐ci constitue une condition préalable au progrès économique. Ce qu’il faut, c’est une révolution de la totalité des institutions et des comportements sociaux, culturels et religieux et, par conséquent, de l’attitude psychologique, de la philosophie et du style de vie. Ce qui est requis s’apparente donc à une désorganisation sociale. Il faut susciter le malheur et le mécontentement, en ce sens qu’il faut développer les désirs au‐delà de ce qui est disponible, à tout moment. On peut objecter la souffrance et la dislocation que ce processus entraînera ; elles semblent constituer le prix qu’il faut payer pour le développement économique. » 

Pourtant la crise anthropologique et environnementale que nous traversons ne devrait‐elle pas ramener notre prétention au progrès universel à plus de sagesse et d’humilité ? 

Ce paradoxe se pose en face de nous, ressortissants des sociétés du progrès autoproclamées, avec d’autant plus d’importance que nous avons aujourd’hui produit des technologies qui pourraient, en cas de dysfonctionnement dont Fukushima ne pourrait être qu’un préambule, rayer de la carte une grosse part de l’humanité et dévaster la terre pour des millénaires. 

En outre, à force de se croire supérieures en tout, les sociétés du progrès sont largement atteintes par le syndrome de déni de la réalité. On ne veut plus la voir telle qu’elle est vraiment et on se laisse abuser par le mirage de la réalité telle que certains (les élites politiques, économiques, intellectuelles) voudraient qu’elle soit. Cet inconvénient creuse le fossé entre la vie vécue par l’homme ordinaire et celle érigée en modèle par les institutions. 

Il me semble que nous, franc‐maçons, qui travaillons pour le perfectionnement de l’humanité tout en puisant dans une tradition de vieille mémoire, devrions être particulièrement attentifs à cette contradiction qui nous traverse également. 

Je note toutefois qu’en préambule de l’ouverture de nos tenues, la franc-maçonnerie est sagement qualifiée d’institution « progressive, qui ne se confine pas dans le passé », et non de « progressiste, qui idolâtre le futur au motif qu’il serait toujours mieux ». 

Plus que quiconque nous devrions nous interroger sur la manière de préserver les équilibres, de ne point trop défaire le monde à force de vouloir faire son bonheur, y compris lorsqu’il n’a rien demandé. 

Prétendre faire le bonheur des autres à leur place est le pire des mépris. Le progrès est devenu une forme de pensée unique, partie prenante de ce que le philosophe italien Luciano Canfora appelle le « fondamentalisme occidental » : 

« Quand s’éteindra le fondamentalisme occidental, qui domine aujourd’hui la partie la plus puissante et la plus agressive de l’Occident, alors on recommencera à comprendre que les différentes parties de la planète ne peuvent vivre ensemble que s’il est permis à chacune de vivre selon ses propres principes ». 

De ce point de vue, la résistance au changement permanent représente peut‐être bien l’avenir de la Résistance. Et nous devrions sans doute tourner plusieurs fois notre langue dans notre bouche avant de parler de progrès, afin de vérifier qu’il s’avère bien toujours synonyme d’une émancipation librement consentie.

TUA — 2014

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La fronde et la faux

« Je veux chercher si, dans l’ordre civil, il peut y avoir quelques règles d’administration légitime et sûre, en prenant les hommes tels qu’ils sont, et les lois telles qu’elles peuvent être. Je tâcherai d’allier toujours, dans cette recherche, ce que le droit permet avec ce que l’intérêt prescrit, afin que la justice et l’utilité ne se trouvent point divisées. »  

Tels sont les premiers mots de Rousseau traitant Du contrat social, et tels seront mes préoccupations dans ce travail. Rousseau nous propose d’étudier si les règles qui établissent notre société sont à la fois bonnes pour l’homme en tant qu’individu et bonnes pour l’ensemble de la communauté à  laquelle il appartient. Autrement dit, d’établir de quelle manière la légalité et la légitimité sont liées.  

Si la plupart des lois qui encadrent la vie en société se veulent légitimes, il existe de nombreux cas où elles diffèrent de ce qui semblerait bon pour l’individu. Ainsi doit-on punir par la loi l’homme qui volerait de la nourriture pour ses enfants ! Pour moi, la réponse serait bien sûre que non, mais nous ne pouvons pas pour autant en faire un principe universel applicable en toute circonstance. 

Kant nous propose comme base de réflexion le principe de « bonne volonté », définie par la formule mère : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle ». 

Mais s’il est facile de se faire un avis avec cet exemple simple, Diderot, dans ses contes philosophiques nous propose un tout autre cas de conscience, que je vous propose à présent. 

Un homme, réputé pour sa droiture et son équité, est appelé pour résoudre un conflit dans une affaire d’héritage. Un notable du village accueil notre homme et lui remet les clés de la maison du défunt en lui demandant de regarder si ce dernier avait rédigé un testament pour affecter l’ensemble de ses biens, et si oui de l’attribuer à qui de droit. Or il se trouve qu’en fouillant la maison, notre homme trouve deux testaments, un ancien distribuant l’ensemble de ses richesses à une famille pauvre du village, et un plus récent donnant ses ressources à son jeune et riche neveu parisien. Quel choix l’homme peut-il faire face à cette situation, respecter la loi en choisissant le neveu ou faire preuve de cœur et déchirer le testament ? 

Là s’arrête l’exposé de la situation dans les contes philosophiques, mais il n’est pas facile de se faire une opinion. Changerait-elle si nous ajoutions des données supplémentaires ? Par exemple, que la famille en question dépensera outre mesure pour finalement redevenir miséreux, ou bien que le jeune neveu, en véritable philanthrope, ouvrira un orphelinat avec les fonds ? Je ne peux pas m’en remettre au principe universaliste de Kant sans en garder de l’amertume. 

Ainsi se pose la question des limites : jusqu’où suis‐je prêt en tant qu’individu à accepter les lois d’un système auquel j’adhère sans pour autant en accepter toutes les règles ? Cette acceptation n’est-elle liée qu’à ma morale, elle‐même liée en grande partie à mon éducation ? Et si je n’adhère plus aux ou à une loi, quels sont mes moyens d’agir ? 

Pour Étienne de La Boétie, dans son Discours de la servitude volontaire, c’est par la force de l’habitude et un conditionnement dès le plus jeune âge que les hommes se soumettent aux lois. Ils ont peur du changement, alors qu’il leur suffirait de se soulever contre « un seul homme, qui en commande dix, qui en commande cent ». Sa pensée peut aussi se résumer très brièvement par : « Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres. »  La célèbre phrase de Vergniaud complète : « Les grands ne sont grands que parce que nous sommes à genoux : levons‐nous ! »  

Pour La Boétie, la liberté n’est pas l’objet de la volonté, mais volonté et liberté sont confondues : désirez et vous êtes libre, car un désir qui n’est pas libre n’est pas concevable, et n’est donc pas un désir. La liberté c’est ce que nous sommes, et si vous n’êtes pas libre, c’est que vous avez renoncé à votre désir. Le point central de la domination est ainsi le refus par le Moi, le Je, de s’assumer comme liberté. 

La Boétie est le premier théoricien d’un mode d’action distinct de la rébellion par sa passivité. Sans le soutien actif du peuple, les tyrans n’auraient aucun pouvoir. La désobéissance passive suffit à briser les chaînes de la domination. Ce principe sera repris, de Thoreau — Américain refusant de payer une taxe supplémentaire pour financer la guerre avec le Mexique — à Gandhi, puis King, Mandela ou Aung San Suu Kyi. 

La désobéissance civile est caractérisée par le refus assumé et public de se soumettre à une loi, un règlement, une organisation ou un pouvoir jugé inique par ceux qui le contestent, tout en faisant de ce refus une arme de combat pacifique. Elle se distingue pourtant de la révolte au sens classique. La révolte classique oppose la violence à la violence. La désobéissance civile est plus subtile : elle refuse d’être complice d’un pouvoir illégitime et de nourrir ce pouvoir par sa propre coopération. 

Ces actions, pour être appelées désobéissance civile, doivent posséder les caractéristiques suivantes : 

  • C’est un acte personnel et responsable : il faut connaître les risques encourus et ne pas se soustraire aux sanctions judiciaires. 
  • C’est un acte désintéressé : on désobéit à une loi qui paraît contraire à l’intérêt général, non par profit personnel. 
  • C’est un acte de résistance collective : on mobilise dans l’optique d’un projet collectif plus large. 
  • C’est un acte non violent : on a pour but de convertir à la fois l’opinion et l’adversaire, non de provoquer une répression ou une réponse armée ; toute attaque aux biens ne peut avoir qu’une dimension symbolique.
  • C’est un acte transparent : on agit à visage découvert.
  • C’est un acte ultime : on désobéit après avoir épuisé les recours du dialogue et les actions légales.

Mais pour que ces actions aient une portée, elles doivent être relayées par les médias sans être jugées ou marginalisées. C’est lorsqu’elles sont relayées que ces actions sont efficaces et la manière dont elles sont retransmises est vitale. Ce qui pose la question de l’influence des médias sur l’opinion publique. 

Actuellement en France, beaucoup de mouvements peuvent se réclamer de la désobéissance civile. On peut par exemple citer les faucheurs volontaires d’OGM, Greenpeace (qui refuse toute détérioration de bien) ou encore les « désobéisseurs », mouvements d’enseignants refusant d’être inspectés. 

Ce qui me semble important et beau dans cette démarche est la nécessité et le devoir qu’éprouve le citoyen de transgresser ponctuellement des règles dans le but de les rendre plus justes, d’aller au-delà de la légalité pour y trouver plus de légitimité, ou pour reprendre le nom d’une obédience, pour retrouver le « droit humain » auquel chacun peut librement souscrire sans retenue, en allant bien au-delà de considérations politiques ou religieuses. 

Ce besoin de transgression permet à l’être humain, de son enfance jusqu’à sa mort, non seulement de mieux appréhender ou se situent les limites acceptables pour la vie en société, mais aussi de construire sa propre échelle de valeurs. Les deux sont intimement liées puisque l’acte transgressif affirme l’existence de ces principes moraux et de ces règles de conduite qu’il prétend remettre en question. 

Enfin, j’aimerais vous livrer quelques réflexions et questionnements. 

Un maire refusant de marier deux personnes de même sexe peut-il être considéré comme « désobéisseurs », ou au contraire, ne peut-on considérer comme étant du domaine de la désobéissance civile que des actes aux aspirations libertaires ? 

Un média annonçait récemment que, d’après un sondage, les deux adjectifs qui caractérisaient le mieux les Français dans le reste du monde étaient râleurs et créatifs. Et puisque l’histoire semble donner raison à ce sondage, je cite un humoriste, Gustave Parkin : « La critique est utile, mais l’invention est vitale, car dans toute invention il y a une critique de la convention. »  

Ce que je trouve admirable dans cette forme de protestation, en plus de l’élévation morale nécessaire à l’engagement et l’intime et profonde conviction qui permet aux désobéisseurs d’outrepasser la loi, c’est l’ingéniosité déployée par certains mouvements, comme les extincteurs de réverbères et d’enseignes qui luttent pour économiser de l’énergie dépensée inutilement. Elle permet de faire passer des messages contestataires, mais positifs, et si de l’ingéniosité ou de l’humour peuvent contribuer à les rendre plus populaires, Internet est l’outil parfait pour la faire connaître.

TUA — 2013

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Spiritualité et dialectique matérialiste

Si l’intitulé de ce travail est probablement un brin obscur, il me semble important d’y apporter un sous-titre plus explicite, à savoir :

« Marxisme et franc-maçonnerie, le grand malentendu ». 

Car souvent, dans certains milieux politico-syndicaux dits révolutionnaires, où se mêlent léninistes, communistes, staliniens, trotskystes, pablistes, socialistes, anarcho-syndicalistes voire anarcho-staliniens, on entend souvent que la maçonnerie ne serait qu’un outil de collaboration de classe, de corruption des cadres ouvriers, une simple organisation de domination bourgeoise qui nierait et combattrait la lutte des classes et l’analyse des rapports de production capitalistes décrits par Engels et Marx. Pour mémoire, Trotsky : « La franc-maçonnerie est une plaie mauvaise sur le corps du communisme français. Il faut la brûler au fer rouge ». Ce qui démontre que ce cher Léon était un brin soupe au lait et qu’il n’avait certainement pas la culture philosophique et historique de Lénine sur la Révolution française ou la commune. 

Mais au demeurant, dans le camp des légitimistes, des républicains, des réformistes, des sociaux-démocrates, on entend aussi que la maçonnerie serait infiltrée par de dangereux révolutionnaires.

On constate donc que les clivages, les malentendus entre les maçons et certaines organisations dites ouvrières ou de gauche perdurent, bien au-delà de nos traditionnels adversaires que restent les jésuites et leurs bedeaux, les bigots, les nazillons et autres fascistes. 

Il semble donc inconcevable pour certains profanes, voire pour certains maçons, que l’on puisse, dans la même volonté, le même projet d’émancipation de l’humanité, emprunter plusieurs chemins et utiliser plusieurs outils. 

La maçonnerie, du moins celle du Grand Orient de France, propose de transformer le monde et la société en travaillant l’esprit et la matière. Alors pourquoi la voie révolutionnaire ou marxiste serait-elle incompatible avec la voie maçonnique ? 

À mon sens, une des explications possibles c’est que l’on oublie souvent que Marx n’est pas qu’un simple théoricien politique et économique, mais aussi et surtout un philosophe qui a su donner une dimension matérialiste à la dialectique spiritualiste hégélienne. Marx s’inscrit donc dans une méthode, une tradition philosophique qui ne renie pas Platon ou Spinoza, une tradition économique qui ne renie pas Ricardo, mais qui tente d’apporter une réponse pratique, politique au mode d’exploitation capitaliste qu’il considère comme une barbarie. 

Marx et Engels sont donc des révoltés avant d’être des révolutionnaires. Ils refusent le sort que le capitalisme réserve à la majorité des êtres humains : une vie de misère, de souffrance et d’esclavage. Le communisme, dans son sens premier, celui de la commune de Paris, n’est donc pas un but en soi, mais bien un outil d’émancipation, une phase de transition vers une société plus humaniste. Pour Marx, ce sont les conditions matérielles qui créent la conscience. Donc, contrairement à ce que certains proclament, il ne refuse pas la spiritualité, le libre arbitre, mais pose comme préalable, la dimension matérielle de la vie humaine. Marx pense que, pour permettre la survie de l’humanité, il n’y a autre alternative possible que la destruction du capitalisme. Comme l’a proclamé Rosa Luxembourg : « Socialisme ou barbarie » !

Quant à la mise en pratique de ces belles théories, on entend souvent dire qu’elles se sont toutes soldées par des échecs cuisants. C’est nier les apports considérables de la révolution d’octobre 1917 à l’histoire de l’humanité. C’est oublier que le mode de production capitaliste et son cortège de guerres et de misère n’est, bien heureusement, pas indépassable. 

Alors, et la maçonnerie dans tout ça ? 

En tant qu’être humain, en tant que franc-maçon, je partage ce constat : on ne peut vivre pleinement si l’on vit en permanence dans le rêve, les illusions, l’utopie, la soumission et dans l’acceptation, la résignation des inégalités et des injustices. 

Pour moi, la maçonnerie n’est pas l’école de la soumission à un ordre moral, politique ou religieux, mais une méthode d’émancipation individuelle à but collectif. 

Nous avons le devoir, en tant que maçon, de penser sans jamais négliger la réalité matérielle. La philosophie, la pensée pour rester humaine doivent rester réalistes donc conserve une vision matérialiste.

En tant que citoyen, je crois en l’action politique, en l’action syndicale, pas comme un but en soi ni comme une quête de pouvoir, mais bien comme un moyen, un outil pour mettre en pratique mes aspirations, mes valeurs, ma morale, ma spiritualité, ma fraternité. Cette fraternité maçonnique n’est pas une amitié, une camaraderie, mais bien un serment, celui d’être un franc-maçon c’est-à-dire reconnu comme tel par ses frères. Cette fraternité nous permet la liberté absolue de conscience et de parole, nous permet de nous enrichir de nos différents points de vue, de nos différentes expériences. 

Alors, rassembler ce qui est épars, ce n’est pas capituler, c’est au contraire, travailler sans relâche à l’amélioration des conditions matérielles et intellectuelles de l’humanité. 

Soyons fiers du travail accompli, mais ne nous contentons pas de nous satisfaire de notre passé, car dans ce monde rien n’est jamais définitivement acquis : l’IVG, le Code du travail, la loi de 1905… La période actuelle nous le démontre : le cléricalisme, catholique en France, a su faire preuve de patience, a su attendre son heure pour tenter de retrouver son influence passée : une influence croissante sur la politique, l’économie, les syndicats, l’état. 

La République sociale, construite en partie grâce au Grand Orient, « la Gueuse » comme l’appelle les antirépublicains, est attaquée de toute part par le gouvernement : la séparation des églises et de l’État, la liberté d’association, la liberté syndicale, l’école publique gratuite et laïque… C’est l’économie du bien commun et le corporatisme, chers à la doctrine sociale de l’église, qui n’a pour seul but que de sauvegarder les intérêts du capital par la négation de la lutte des classes. 

Alors, mes frères, restons fermes sur nos positions laïques, sur notre constitution. Et je conclurai par ces mots :

Maçon et marxiste, pourquoi pas ?

TUA — 2018

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Laïcité : « … l’État lui-même … »

« Contre la laïcité… »

Le 9 décembre 1905, la France proclamait la loi de séparation des Églises et de l’État. Cela fait à présent 113 ans que cette loi garantit la liberté de conscience des citoyens tout en ne reconnaissant ni ne subventionnant aucun culte. C’est à partir de cette loi, que l’on a commencé à définir l’État français comme laïque, puisque la société civile et religieuse était désormais séparée définitivement l’une de l’autre.

La laïcité s’est d’abord opposée à l’influence de l’église catholique sur l’État et les citoyens dans le but de préserver la liberté de conscience de chacun, et de s’affranchir de toutes implications et influences du religieux dans les affaires de l’État.

Ce principe de laïcité est assez mal compris en dehors de nos frontières, particulièrement dans les pays anglo-saxons et les pays arabes. En effet, cette laïcité est souvent perçue comme un positionnement antireligieux, voire athée, de l’État français. Cette interprétation provient principalement de deux facteurs. Le premier est historique, et le second philosophique et sémantique.

La séparation des Églises et de l’État, lors de l’application de la loi, ne s’est pas déroulée sereinement, et a conduit à de fortes tensions entre les citoyens français, l’Église catholique, et l’État. Ce conflit du religieux contre le laïc, lorsqu’il opposait les forces de l’ordre aux curés et paroissiens luttant contre le recensement des biens de l’Église, ne démontrait pas, contrairement aux apparences, l’opposition de la laïcité à la croyance religieuse. L’État remettait en cause la place de la religion dans la société civile en s’opposant désormais à toute forme de prosélytisme religieux ou antireligieux.

Ces conflits entre la laïcité et l’Église ont produit, par association, l’idée d’une laïcité antireligieuse.

L’interprétation antireligieuse de la laïcité à l’étranger provient aussi de positionnements philosophiques. La laïcité garantit la liberté de conscience, et de ce fait ne prend pas position sur les idées philosophiques des citoyens. Ainsi, les courants de pensées comme l’athéisme ou l’agnosticisme et la libre pensée sont plus à même d’être acceptés et respectés par l’État, et de ce fait par l’ensemble de la société civile. Ces concepts sont plus difficilement acceptés par les populations anglo-saxonnes et arabes. Ces populations sont globalement plus attachées au religieux dans le sens où la religion représente la morale et la spiritualité qui permet une vie sociale entre les êtres humains. L’athéisme, par exemple, est très mal compris, car la négation de l’existence de divinités remet en cause leurs principes et est perçu comme une philosophie qui produit des individus sans morale et à tendances antisociales.

Pour les pays arabes, il existe une barrière supplémentaire : la barrière de la langue. En effet, il n’existe pas de traduction pour le concept de la laïcité. Le mot se rapprochant le plus en langue arabe signifie « non religieux », mais est aussi synonyme de « antireligieux ».

Durant la première moitié du XXe siècle, la laïcité s’est confrontée principalement au prosélytisme de la religion catholique. Les autres religions, très minoritaires, tiraient plutôt avantage de ce nouvel état laïque. Finalement, la majorité des croyants ont accepté la nouvelle place de la religion en se rendant compte que l’État laïque n’entravait pas la pratique de leur foi. Les autres religions et les courants de pensée non religieux se sont eux aussi émancipés dans ce nouvel ordre qui leur a permis d’obtenir une tolérance accrue de la population par la défense de l’État de la liberté de culte et de conscience.

Depuis la seconde moitié du XXe siècle, la laïcité doit faire face à de nouvelles problématiques. Les religions jusqu’alors minoritaires se sont renforcées par l’augmentation de leurs adeptes et prennent de plus en plus d’assurance dans la vie sociale. Décomplexées par l’esprit de tolérance qu’a permis la laïcité, elles souhaitent être reconnues et obtenir plus de légitimité et d’influence dans l’évolution de la vie au sein de la société.

Ce pluralisme religieux décomplexé entraîne un communautarisme de plus en plus marqué. Les citoyens tendent à s’identifier dans une communauté en exacerbant les différences philosophiques et culturelles. Ce mélange produit aujourd’hui une crise identitaire qui sert de catalyseurs aux désirs d’affirmation, de reconnaissance, et du droit à la différence entre communautés au détriment de la laïcité. Dans ce contexte, la lutte pour la préservation de la laïcité et de plus en plus difficile dans le sens où, chaque action tentant de rétablir l’ordre laïque des choses est attaquée et qualifiée d’atteinte à la liberté et au droit à la différence.

Au nom du droit à la différence, au nom de la paix sociale et de la cohabitation entre les communautés, les principes laïques sont de plus en plus souvent bafoués. L’État doit de plus en plus jongler entre faire respecter la laïcité et préserver la paix sociale.

Il est presque systématique à présent, lors de catastrophes ou accidents provoquant de nombreuses pertes humaines, de voir l’organisation d’obsèques collectives avec une cérémonie dite « œcuménique » en présence d’un représentant officiel de l’État et d’un certain nombre de représentants de confessions religieuses différentes qui officient au détriment des droits spirituels des disparus et de leurs familles.

« … l’État lui-même… »

À l’occasion du centenaire de la loi de séparation des Églises et de l’État, la République a réaffirmé son attachement au principe de la Laïcité. Paradoxalement, les atteintes à la laïcité sont de plus en plus nombreuses, et proviennent à présent également de l’État, de ces gouvernants et représentants.

En 2004, dans un livre intitulé « La république, les religions, l’espérance », Nicolas SAROKY propose que l’État aide la construction d’édifices confessionnels et la création de ministres du Culte. En ce sens, il souhaite réformer la loi de 1905.

En décembre 2007, Nicolas Sarkozy — alors président de la République — lors d’un discours au Palais du Latran tenait ces propos : 

« Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s’il est important qu’il s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance. ». 

Je pense au contraire que les enseignements d’un instituteur de l’école laïque ont plus de chances d’être de hautes valeurs morales en raison de l’absence de conditionnement des consciences dans l’enseignement par opposition à la foi religieuse du curé ou du pasteur.

Le même président de la République récidivait en janvier 2008 à Ryad :

« Le temps n’est plus pour les religions à se combattre entre elles, mais à combattre ensemble contre le recul des valeurs morales et spirituelles (…) ».

Depuis des millénaires, les religions s’affrontent par intolérance mutuelle de leurs valeurs prosélytes. Peuvent-elles à présent réussir seules ? Une laïcité des États ne serait-elle pas plus à même d’obtenir un tel résultat ?

À lire ces deux discours, Nicolas Sarkozy, président de la République, semble vouloir nous faire croire que la religion aurait le monopole des valeurs morales, spirituelles et de l’espérance portée par les valeurs humaines. Ceci constitue, à mon sens, une grave violation du principe de laïcité et, de surcroît, porte un jugement sur les philosophies non religieuses.

Un autre exemple qui a fait couler beaucoup d’encre : les accords Kouchner — Vatican de décembre 2008 qui mettent en place une reconnaissance mutuelle des grades et diplômes des établissements d’enseignement supérieur. Comment des diplômes provenant d’un état prosélyte comme le Vatican peuvent-ils être reconnus implicitement par l’État français par équivalence, sans vérification et validation de contenus et de leurs orientations spirituelles et dogmatique ?

Lors de la polémique de 2010 sur l’expulsion d’occupations illégales de terrains publics, la désignation et la stigmatisation d’une communauté « Rom » à l’intérieur même de notes de service interministérielles, ou de déclaration publique de hauts fonctionnaires constituent des erreurs graves de forme qui amplifient les replis communautaires.

La visite officielle du président de la République au Vatican suivant cette polémique et un affront direct aux principes de la laïcité. Sa rencontre avec le plus haut dignitaire de la religion catholique et les images véhiculées du représentant de la République pratiquant des symboles du culte catholique est une grave entorse de l’État à la loi de 1905 qui stipule que l’État de reconnaît, ni ne subventionne aucun culte.

Cette loi est aussi violée, ou plutôt discrètement contournée, concernant le subventionnement des cultes. Certains maires, dans leurs désirs d’acheter une paix sociale, subventionnent, par la création ou la location à prix symbolique, des salles polyvalentes pour des associations officiellement culturelles, qui servent au final de lieux de culte.

Le communiqué de presse du 22 octobre 2010 de l’assemblée plénière du conseil de la région Rhône-Alpes déclare le financement de la restauration de la basilique de Saint-Augustin d’Annaba en Algérie à hauteur de 450 000 euros, sous la maîtrise d’ouvrage de l’Association Diocésaine Algérienne. Le président du conseil ajoute en introduction de ce communiqué la déclaration suivante : « Il est important, dans nos sociétés tourmentées, de faire un geste de paix et d’apaisement. Il faut construire avec l’Algérie des relations respectueuses. ».

Nous avions été plus épargnés sous le quinquennat Hollande, malgré les débats après les attentats islamistes de 2015, mais Emanuel Macron a repris le flambeau de Nicolas Sarkozy en tant que chanoine de Latran et en le surpassant allègrement son prédécesseur lors de son discours du 9 avril 2018 au Collège des Bernardins.

« Pour nous retrouver ici ce soir, Monseigneur, nous avons, vous et moi bravé, les sceptiques de chaque bord. Et si nous l’avons fait, c’est sans doute que nous partageons confusément le sentiment que le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé, et qu’il nous importe à vous comme à moi de le réparer. »

Réparer le lien entre l’Église et l’État, lien qui est justement rompu depuis le 9 décembre 1905. Loi qu’il envisage d’amender prochainement !

Les entorses directes à la laïcité sont de plus en plus nombreuses de la part de l’État, et les comportements des dirigeants reflètent de plus en plus une négligence totale de ces principes.

« … lutte insidieusement. »

Dans ce climat de crise identitaire, les atteintes à la laïcité provoquée par un communautarisme de plus en plus important, et de surcroît, par l’État lui-même légitimant les dérives communautaires, la société se transforme petit à petit en une confédération de communautés religieuses, ethniques et identitaires.

Les partisans de ce type de société tendent à penser que la religion n’est dangereuse que lorsqu’elle est unique et donc potentiellement totalitaire, mais qu’une fédération de religions permet la cohabitation et la pratique libre de différents cultes.

Cette société en mutation ressemble de plus en plus à une société séculaire à « l’anglo-saxonne » qui ne défend plus la liberté de conscience de ces citoyens et la livre aux prosélytismes des communautés qui la compose.

Est-ce cela la définition de la laïcité « positive » ?

Une société organisée en une telle confédération laisse-t-elle de la place pour l’agnostique, l’athée, l’incroyant ou le libre penseur ?

Ces derniers pourraient-ils ou souhaiteraient-ils être représentés dans une telle société ?

La laïcité représente pour moi une meilleure solution pour garantir la liberté en refusant de reconnaitre des communautés, mais seulement des individus avec une liberté de conscience, des droits et des devoirs. Le communautarisme, à mon sens représente plus une mise sous tutelle des individus et un pouvoir de conditionnement des consciences, car il tend à façonner les consciences conformément à un ordre communautaire.

La laïcité est aujourd’hui un des principes fondamentaux de notre république et prend intégralement part dans sa devise : Liberté, Égalité, Fraternité.

  • Liberté de conscience
  • Égalité de toutes les philosophies, déiste ou non, devant la république.
  • Fraternité par le respect des opinions philosophiques et religieuses entre les citoyens.

La remise en cause de la laïcité ferait perdre une grande partie de son sens à cette devise, par la perte cet esprit de fraternité des consciences.

La laïcité apporte aussi un élément de stabilité : L’électeur de la république doit être instruit pour que son vote soit effectué avec la liberté de sa conscience. Pour que sa conscience soit libre, il faut que son éducation et son environnement soient laïques afin de se déterminer librement et individuellement.

Pour toutes ces raisons, la laïcité vaut la peine d’être défendue contre toutes les dérivent actuelles.

L’avenir de la laïcité dépend de la volonté et de la capacité de la société à comprendre et à adhérer aux valeurs laïques par la pédagogie et l’apprentissage de cette philosophie sociale.

  • La foi religieuse est une relation personnelle et privée entre la conscience de l’homme et de ses croyances.
  • La laïcité n’est pas un obstacle aux valeurs identitaires et aux particularismes, elle leurs permet de s’affirmer sans qu’ils se fassent mutuellement obstacle et sans qu’ils aboutissent à un enfermement dans et au nom de la différence.
  • La liberté de conscience de chacun, comme la liberté tout court, s’arrête là où celle des autres commence.

TUA — 2010

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Sociétal

Intérêt général et intérêts particuliers

La conception de l’intérêt général, notamment dans sa distinction avec les intérêts particuliers, varie selon les pays. La notion d’intérêt général est définie par sa complémentarité (conception dite « anglo-saxonne ») ou par son opposition avec les intérêts particuliers (conception dite « française »).

La conception dite « anglo-saxonne »

L’intérêt général et les intérêts particuliers ne s’y opposent pas réellement. En réalité, l’intérêt général est formé de l’ensemble des intérêts particuliers. On trouve les origines intellectuelles de cette conception chez plusieurs auteurs. Sa première expression date de 1776, année où est publié le grand ouvrage d’Adam Smith, « Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations ». Il considère que le moteur essentiel de toute action individuelle réside dans la volonté d’améliorer son sort. Smith fait valoir que, si chaque individu recherche son propre bénéfice, ce faisant, il agit pourtant à son insu pour le bien de l’ensemble de la société. En effet, les hommes étant dépendants les uns des autres en raison de la variété de leurs capacités, chacun est dès lors utile à tous. Dans cette conception, l’intérêt général n’est recherché qu’inconsciemment, toujours par le biais de la recherche de l’intérêt particulier. Comme l’écrit Adam Smith, en parlant des échanges économiques entre les individus : « Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme, et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage ».

La conception dite « française »

Dans cette conception, l’intérêt général ne résulte pas de la somme des intérêts particuliers. Au contraire, l’existence et la manifestation des intérêts particuliers ne peuvent que nuire à l’intérêt général qui, dépassant chaque individu, est en quelque sorte l’émanation de la volonté de la collectivité des citoyens en tant que telle. Cette conception, exprimée par Rousseau dans Le contrat social et, à sa suite, du fait de son influence au moment de la Révolution française, dans une grande partie de l’histoire juridique française, est celle de la « volonté générale » (art. 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 26 août 1789).

Tentative de synthèse

Entre ces deux conceptions, y a-t-il une bonne et une mauvaise ? Sommes-nous obligés de nous prononcer ? D’être partisan de l’une plutôt que de l’autre ? N’existe-t-il pas plutôt une voie médiane ?

Une première intuition pourrait être qu’un intérêt particulier qui va à l’encontre d’un où d’autres intérêts particuliers pourraient entrer en conflit avec l’intérêt général. Cette idée met en évidence que nous avons tout d’abord parlé des intérêts particuliers comme d’un ensemble. Or en tant qu’individu ou groupe, nous devons reconnaître qu’il y a nos intérêts particuliers, les intérêts particuliers d’autres personnes ou groupes, et l’intérêt général.

Il est possible de synthétiser les différents intérêts concernant les éléments suivants :

  • Moi ou Nous
  • Toi ou Eux
  • Tout le monde

De cette modélisation, nous pouvons facilement en déduire que, quand il y a exclusion, l’intérêt général doit primer par rapport à l’intérêt particulier ou à un groupe d’intérêts particuliers.

Utopie ? Peut-être pas seulement.

Individuellement, que pouvons-nous pour l’intérêt général ? N’est-il pas dans nos intérêts particuliers de concourir à l’intérêt général ?

Nous revenons vers un concept proche de la conception dite « anglo-saxonne », en concourant à nos intérêts personnels, nous concourons à l’intérêt général. À la nuance près qu’il nous faut travailler sur des intérêts personnels compatibles avec l’intérêt général.

Qui donc doit travailler dans l’intérêt général et le faire primer lorsqu’il y a exclusion avec les intérêts particuliers ? Qui donc doit travailler dans l’intérêt général et favoriser les intérêts particuliers qui y sont inclus ?

L’État lui-même. Afin de permettre l’harmonie au sein de notre société, l’État doit travailler dans l’intérêt général, et contre les intérêts particuliers allant à son encontre.

« Faire en sorte que l’intérêt particulier soit toujours contraint de céder à l’intérêt général, que les grandes sources de la richesse commune soient exploitées et dirigées […] pour l’avantage de tous, que les coalitions d’intérêts […] soient abolies une fois pour toutes, et qu’enfin chacun de ses fils, chacune de ses filles puisse vivre, travailler, élever ses enfants dans la sécurité et la dignité… »

Charles de Gaulle au palais de Chaillot, le 12 septembre 1944 

Aujourd’hui, au MEDEF, il ferait figure de dangereux gauchiste.

Selon Montesquieu, la vertu est le mode d’obéissance de la république. En république, le peuple est, à certains égards le monarque ; à certains autres, il est le sujet. La difficulté est dans le fait que le peuple peut vouloir être le monarque en refusant d’admettre qu’il est aussi le sujet. C’est cette difficulté que la vertu est chargée de surmonter. Elle est ce qui peut fournir aux citoyens l’énergie nécessaire pour respecter la règle alors que celle-ci va à l’encontre de leurs intérêts. D’après lui, seule la vertu peut conduire les citoyens à préférer l’intérêt général à leurs intérêts particuliers afin de faire prévaloir la loi.

Henri Pena-Ruiz, dans son dictionnaire amoureux de la Laïcité, définit l’intérêt général comme raison d’être exclusive de la loi commune, une composante fondamentale de la Laïcité.

Les concepts se lient. Intérêt général, loi commune, laïcité, vertu, humanité…

Le travail de l’État dans l’intérêt général reste très difficile dans notre société. La démocratie représentative fait face à des lobbies de toutes sortes, défendant chacun leurs groupes d’intérêts financiers ou idéologiques.

Nos représentants ne sont que des Hommes, ils peuvent être corrompus et travailler dans leurs intérêts personnels, au détriment de l’intérêt général.

L’activité des institutions et des leurs représentant se dénature en calculs, en stratégies. Afin d’influer en direction de ses idéaux, jusqu’à quel point le politique accepte-t-il de jouer dans ces jeux ? Ces jeux qui demandent concessions et trahisons. Que reste-t-il une fois toutes ces concessions et ces trahisons commises ? Quelles autres compromissions peuvent-elles encore être faites pour rester dans le système, pour une promesse, souvent illusoire, de pouvoir faire passer une partie, infime, de ses idéaux initiaux ? À quels jeux de dupes peut-on participer en voulant contrer des propositions conformes à nos idéaux, pour la seule et unique raison qu’elles émanent d’un adversaire ou d’un camp avec lequel on s’oppose ?

Constatant l’échec des politiques, certains ne cessent d’en appeler à la société civile pour prendre la relève. C’est oublier (ou masquer) le fait que l’impuissance des politiques vient de leur allégeance à la société civile. Société civile qui ne désigne plus aujourd’hui que l’arène où s’affrontent les intérêts particuliers.

Notre société ne peut éradiquer toute forme d’égoïsme et d’égocentrisme en l’Homme. Les ambitions personnelles existeront toujours. L’organisation de notre société doit composer avec ces ambitions personnelles afin, dans la mesure du possible, de les faire concourir à l’intérêt général.

Au niveau individuel, comment réagirions-nous face à un projet d’intérêt général, comme par exemple la construction d’une voie de chemin de fer ou de tramway, qui viendrait gâcher notre paysage ou même nous exproprier ?

  • Nous opposerions-nous au projet pour défendre nos intérêts particuliers ?
  • Nous opposerions-nous au projet pour contester qu’il fût d’intérêt général, et par la même occasion défendre nos intérêts particuliers ?
  • Nous opposerions-nous au projet pour maximiser nos éventuels dédommagements ?
  • Accepterions-nous au nom de l’intérêt général ?

D’une autre manière, combien de petits gestes du quotidien sommes-nous capables de faire, souvent au détriment d’autrui ou de l’intérêt général, contre un peu de bénéfice personnel souvent très éphémère ?

Le conflit entre intérêt général et intérêts particuliers se situe sur la zone d’oppositions entre notre altruisme et notre égoïsme. Quelles sont les parts apportées par l’inné, l’environnement, l’éducation ou l’instruction ? Le résultat est un dosage plus ou moins bien équilibré de ces deux facettes qui sont en nous. Notre relation avec l’autre et notre conception de la vie en société en dépend. Notre rapport avec nos intérêts particuliers et l’intérêt général en dépend.

Pour conclure, voici trois citations qui peuvent amener vers d’autres réflexions. La première évoque la richesse, et donc le pouvoir, en relation avec les intérêts particuliers et l’intérêt général. Les deux suivantes évoquent l’altruisme et l’égoïsme.

« Le peuple ne demande que le nécessaire, il ne veut que justice et tranquillité ; les riches prétendent à tout, ils veulent tout envahir et tout dominer. Les abus sont l’ouvrage et le domaine des riches, ils sont les fléaux du peuple ; l’intérêt du peuple est l’intérêt général, celui des riches est l’intérêt particulier. »

Maximilien Robespierre, Club des Cordeliers, 20 avril 1791 

« Sois altruiste, respecte l’égoïsme des autres ! »

Stanislaw Jerzy Lec, poète polonais 

« L’égoïsme est la rouille du moi. »

Victor Hugo

TUA — 2017