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Sociétal

La fronde et la faux

« Je veux chercher si, dans l’ordre civil, il peut y avoir quelques règles d’administration légitime et sûre, en prenant les hommes tels qu’ils sont, et les lois telles qu’elles peuvent être. Je tâcherai d’allier toujours, dans cette recherche, ce que le droit permet avec ce que l’intérêt prescrit, afin que la justice et l’utilité ne se trouvent point divisées. »  

Tels sont les premiers mots de Rousseau traitant Du contrat social, et tels seront mes préoccupations dans ce travail. Rousseau nous propose d’étudier si les règles qui établissent notre société sont à la fois bonnes pour l’homme en tant qu’individu et bonnes pour l’ensemble de la communauté à  laquelle il appartient. Autrement dit, d’établir de quelle manière la légalité et la légitimité sont liées.  

Si la plupart des lois qui encadrent la vie en société se veulent légitimes, il existe de nombreux cas où elles diffèrent de ce qui semblerait bon pour l’individu. Ainsi doit-on punir par la loi l’homme qui volerait de la nourriture pour ses enfants ! Pour moi, la réponse serait bien sûre que non, mais nous ne pouvons pas pour autant en faire un principe universel applicable en toute circonstance. 

Kant nous propose comme base de réflexion le principe de « bonne volonté », définie par la formule mère : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle ». 

Mais s’il est facile de se faire un avis avec cet exemple simple, Diderot, dans ses contes philosophiques nous propose un tout autre cas de conscience, que je vous propose à présent. 

Un homme, réputé pour sa droiture et son équité, est appelé pour résoudre un conflit dans une affaire d’héritage. Un notable du village accueil notre homme et lui remet les clés de la maison du défunt en lui demandant de regarder si ce dernier avait rédigé un testament pour affecter l’ensemble de ses biens, et si oui de l’attribuer à qui de droit. Or il se trouve qu’en fouillant la maison, notre homme trouve deux testaments, un ancien distribuant l’ensemble de ses richesses à une famille pauvre du village, et un plus récent donnant ses ressources à son jeune et riche neveu parisien. Quel choix l’homme peut-il faire face à cette situation, respecter la loi en choisissant le neveu ou faire preuve de cœur et déchirer le testament ? 

Là s’arrête l’exposé de la situation dans les contes philosophiques, mais il n’est pas facile de se faire une opinion. Changerait-elle si nous ajoutions des données supplémentaires ? Par exemple, que la famille en question dépensera outre mesure pour finalement redevenir miséreux, ou bien que le jeune neveu, en véritable philanthrope, ouvrira un orphelinat avec les fonds ? Je ne peux pas m’en remettre au principe universaliste de Kant sans en garder de l’amertume. 

Ainsi se pose la question des limites : jusqu’où suis‐je prêt en tant qu’individu à accepter les lois d’un système auquel j’adhère sans pour autant en accepter toutes les règles ? Cette acceptation n’est-elle liée qu’à ma morale, elle‐même liée en grande partie à mon éducation ? Et si je n’adhère plus aux ou à une loi, quels sont mes moyens d’agir ? 

Pour Étienne de La Boétie, dans son Discours de la servitude volontaire, c’est par la force de l’habitude et un conditionnement dès le plus jeune âge que les hommes se soumettent aux lois. Ils ont peur du changement, alors qu’il leur suffirait de se soulever contre « un seul homme, qui en commande dix, qui en commande cent ». Sa pensée peut aussi se résumer très brièvement par : « Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres. »  La célèbre phrase de Vergniaud complète : « Les grands ne sont grands que parce que nous sommes à genoux : levons‐nous ! »  

Pour La Boétie, la liberté n’est pas l’objet de la volonté, mais volonté et liberté sont confondues : désirez et vous êtes libre, car un désir qui n’est pas libre n’est pas concevable, et n’est donc pas un désir. La liberté c’est ce que nous sommes, et si vous n’êtes pas libre, c’est que vous avez renoncé à votre désir. Le point central de la domination est ainsi le refus par le Moi, le Je, de s’assumer comme liberté. 

La Boétie est le premier théoricien d’un mode d’action distinct de la rébellion par sa passivité. Sans le soutien actif du peuple, les tyrans n’auraient aucun pouvoir. La désobéissance passive suffit à briser les chaînes de la domination. Ce principe sera repris, de Thoreau — Américain refusant de payer une taxe supplémentaire pour financer la guerre avec le Mexique — à Gandhi, puis King, Mandela ou Aung San Suu Kyi. 

La désobéissance civile est caractérisée par le refus assumé et public de se soumettre à une loi, un règlement, une organisation ou un pouvoir jugé inique par ceux qui le contestent, tout en faisant de ce refus une arme de combat pacifique. Elle se distingue pourtant de la révolte au sens classique. La révolte classique oppose la violence à la violence. La désobéissance civile est plus subtile : elle refuse d’être complice d’un pouvoir illégitime et de nourrir ce pouvoir par sa propre coopération. 

Ces actions, pour être appelées désobéissance civile, doivent posséder les caractéristiques suivantes : 

  • C’est un acte personnel et responsable : il faut connaître les risques encourus et ne pas se soustraire aux sanctions judiciaires. 
  • C’est un acte désintéressé : on désobéit à une loi qui paraît contraire à l’intérêt général, non par profit personnel. 
  • C’est un acte de résistance collective : on mobilise dans l’optique d’un projet collectif plus large. 
  • C’est un acte non violent : on a pour but de convertir à la fois l’opinion et l’adversaire, non de provoquer une répression ou une réponse armée ; toute attaque aux biens ne peut avoir qu’une dimension symbolique.
  • C’est un acte transparent : on agit à visage découvert.
  • C’est un acte ultime : on désobéit après avoir épuisé les recours du dialogue et les actions légales.

Mais pour que ces actions aient une portée, elles doivent être relayées par les médias sans être jugées ou marginalisées. C’est lorsqu’elles sont relayées que ces actions sont efficaces et la manière dont elles sont retransmises est vitale. Ce qui pose la question de l’influence des médias sur l’opinion publique. 

Actuellement en France, beaucoup de mouvements peuvent se réclamer de la désobéissance civile. On peut par exemple citer les faucheurs volontaires d’OGM, Greenpeace (qui refuse toute détérioration de bien) ou encore les « désobéisseurs », mouvements d’enseignants refusant d’être inspectés. 

Ce qui me semble important et beau dans cette démarche est la nécessité et le devoir qu’éprouve le citoyen de transgresser ponctuellement des règles dans le but de les rendre plus justes, d’aller au-delà de la légalité pour y trouver plus de légitimité, ou pour reprendre le nom d’une obédience, pour retrouver le « droit humain » auquel chacun peut librement souscrire sans retenue, en allant bien au-delà de considérations politiques ou religieuses. 

Ce besoin de transgression permet à l’être humain, de son enfance jusqu’à sa mort, non seulement de mieux appréhender ou se situent les limites acceptables pour la vie en société, mais aussi de construire sa propre échelle de valeurs. Les deux sont intimement liées puisque l’acte transgressif affirme l’existence de ces principes moraux et de ces règles de conduite qu’il prétend remettre en question. 

Enfin, j’aimerais vous livrer quelques réflexions et questionnements. 

Un maire refusant de marier deux personnes de même sexe peut-il être considéré comme « désobéisseurs », ou au contraire, ne peut-on considérer comme étant du domaine de la désobéissance civile que des actes aux aspirations libertaires ? 

Un média annonçait récemment que, d’après un sondage, les deux adjectifs qui caractérisaient le mieux les Français dans le reste du monde étaient râleurs et créatifs. Et puisque l’histoire semble donner raison à ce sondage, je cite un humoriste, Gustave Parkin : « La critique est utile, mais l’invention est vitale, car dans toute invention il y a une critique de la convention. »  

Ce que je trouve admirable dans cette forme de protestation, en plus de l’élévation morale nécessaire à l’engagement et l’intime et profonde conviction qui permet aux désobéisseurs d’outrepasser la loi, c’est l’ingéniosité déployée par certains mouvements, comme les extincteurs de réverbères et d’enseignes qui luttent pour économiser de l’énergie dépensée inutilement. Elle permet de faire passer des messages contestataires, mais positifs, et si de l’ingéniosité ou de l’humour peuvent contribuer à les rendre plus populaires, Internet est l’outil parfait pour la faire connaître.

TUA — 2013