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La peau

La peau… J’avais à peine effleuré le sujet que je me suis retrouvé face à un foisonnement de mille souvenirs, de mille faits éparpillés qui m’ont donné le tournis et fait comprendre que jusqu’à maintenant, consciemment ou inconsciemment, je trouvais que le hasard répondait à merveille aux questions que je ne souhaitais pas me poser sur le sens commun de tous ces signes. 

Est-ce la violence de la mort d’un père, grand brûlé qui, petit à petit, est parti en lambeaux ? Est-ce la douleur d’un enfant au corps totalement recouvert de psoriasis qu’il a fallu enduire de crème tous les jours pendant des années ? S’agit-il des tatouages ou piercings des autres enfants ? Est-ce le spectacle de peaux trouées, lacérées sur des conflits en Afrique ? Ou les séances initiatiques de scarification ? Mais est-ce aussi le souvenir de la caresse de ma grand-mère sur ma joue et sa peau qui sentait la lavande ? Est celle que je faisais à mes enfants au moment du coucher ? Est-ce le grain ou l’odeur de la peau de l’être aimé ? Est-ce la puissance apaisante d’une main sur un corps qui souffre ? Est-ce aussi mon regard dans le miroir et la main que je passe sur mon visage chaque matin ? 

Nous avons tous un lien, un rapport particulier et unique avec notre peau et celle de l’autre, mais nous avons tous des points en commun.

Notre peau, enveloppe de notre organisme, instance de protection, organe de régulation de la température, moyen de communication, est aussi le miroir et le résumé de notre organisme : une « feuille de quotidien » (Pommereau) pour connaître les mauvaises nouvelles du jour, une feuille de route identitaire, un véritable passeport qui marque des étapes et s’en souvient. 

Car la surface de la peau, et plus particulièrement du visage, nous pose souvent les questions les plus essentielles. C’est là où réside la profondeur de la superficie : la peau nous donne à penser.

Lorsque nos yeux effleurent la peau du visage de l’autre, nous captons un message qui nous parle de l’humain, de sa condition éphémère, de sa vulnérabilité. La peau d’un visage nous touche. Ses rides, ses cernes, son flétrissement nous rappellent à la fragilité fondamentale de la vie. 

La peau nous parle de notre destinée, qui est de vieillir et de mourir : « Chaque jour, je vois la mort à l’œuvre dans le miroir. » (Cocteau) 

De tout temps, la peau a servi aux hommes pour dire leur appartenance et leurs croyances. La peau, comme enveloppe vivante, filtre extraordinaire entre le dedans et le dehors, lieu d’expression de soi. La peau, qui montre plus qu’elle ne cache. « La peau, tel un texte qui s’écrit tout seul et nous trahit », écrit le sociologue Henri-Pierre Jeudy. Car avant d’être le seul organe présent dans toutes les parties de notre corps, le seul organe avec les poumons à être en contact avec l’extérieur, la peau est première, c’est en elle qu’est l’origine. L’embryon n’est d’abord qu’un simple feuillet (ectoderme) qui finit par donner naissance à ce que nous avons tendance à distinguer. Peau et cerveau sont ainsi comme l’avers et le revers d’une même médaille : « Moelle, cerveau, tout ce qu’il faut pour sentir, pâtir, penser, être profond : Tout vient de là. (…) Ce sont des inventions de la peau ! » nous dit Paul Valéry. Et d’en conclure avec la célébrée formule. « Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau — en tant qu’il se connaît. »

Cette formule, aux allures de sentence gravée dans le marbre, a l’inconvénient de sa renommée : on la cite sans se préoccuper de ce qu’elle peut bien vouloir dire. Le texte de L’Idée fixe ou Deux hommes à la mer (1933) dans lequel elle se trouve se présente comme un dialogue improvisé sur une plage entre un apprenti philosophe et un médecin désabusé. La sentence est du philosophe qui se dit « agacé (…) par ces mots de profond et de profondeur » qu’il entend proclamés comme autant de sésames susceptibles d’ouvrir à la compréhension véritable du monde et de soi. 

« Connais-toi toi-même », enjoint l’adage socratique. Oui, mais pour cela faut-il aller fouiller au plus profond de soi ? 

« J’ai grand-peur qu’il n’y ait de grandes illusions dans les tentatives que nous faisons pour nous creuser… », suggère le philosophe. En se tournant vers son « moi profond », on tombe en effet soit sur ce qu’on sait déjà, soit sur des choses bien trop confuses pour nous apporter quelque lumière qui vaille. « Car la clarté cesse à quelques coudées de la surface », écrira le même Valéry dans ses Mauvaises pensées et autres (1942), faisant jaillir l’image de l’océan et de ses abysses définitivement ténébreux : la volonté de profondeur tourne fatalement au fiasco obscur. S’écouter réagir « à fleur de peau », capter ce qui nous fait frissonner ou vibrer, savoir ce qui nous « touche » au sens premier du terme, voilà en revanche des moyens, sinon de se connaître, du moins de s’entrevoir. Je sais parce que je sens. 

Il existerait donc quelque chose comme une sagesse épidermique, laquelle, à l’instar de la peau, nous contient et nous protège tout en nous ménageant des voies d’accès (des « pores », du grec poros qui signifie le « passage ») vers le monde et les autres. Une perspective qui est l’occasion de malmener ce que le philosophe François Dagognet appelle dans La Peau découverte « le complexe de la profondeur, — car il y a instinctivement “valorisation de ce qui se trouve derrière ou sous une paroi résistante. La terre aussi ne cache-t-elle pas ses trésors au fond d’elle-même (ses fabuleux métaux) ? (…) Et, dans la vie courante, ne faut-il pas éplucher les légumes, ouvrir les cosses, peler les fruits, briser les coques et les coquilles, afin d’accéder à la substance nutritive (la pulpe, le suc, la chair) ? — que la philosophie n’a cessé de conforter réflexivement, faisant comme si l’essentiel de la vie se déroulait dans l’obscurité ténébreuse et au tréfonds et comme si la superficie ne servait alors qu’à la dérober ! » 

Il est vrai que nous sommes parfois si pétris de valeurs morales que nous croyons que ce que nous faisons spontanément est mal et nous appelons ça superficiel. Je crois que c’est Nietzsche qui fait l’éloge de la superficialité, évoquant la fausseté des dangereux arrières mondes et remarquant que la philosophie aurait trop glorifié l’immatériel, le caché, l’esprit seul. ‘Elle ne s’est pas assez avisée que l’esprit ne triomphe que lorsqu’il vivifie les structures dans lequel il se loge.’

S’agit-il d’une revalorisation de la surface qui pourrait questionner notre V.I.T.R.I.O.L. ? (Visita Interiora Terrae, Rectificando Invenies Occultam Lapidem – Visite l’intérieur de la Terre, en rectifiant tu découvriras la Pierre Cachée.)

Ou du moins, nous dire de ne pas oublier qu’il ne suffit pas d’aller à l’intérieur de la terre. Il faut aussi et surtout savoir rectifier. Le caché peut être anodin, la surface essentielle. 

Et de manière anecdotique, en traitant de la peau je n’ai pu m’empêcher à ce moment-là de relever la coïncidence entre le sens alchimique de notre formule VITRIOL et les crimes au vitriol encore régulièrement perpétrés précisément sur la peau des femmes !

La peau du visage nous convoque : face à un visage pâle, un teint blafard, une expression faciale de tristesse, nous ne pouvons pas rester sans rien faire. La peau d’un visage qu’aucun sourire ne plisse, que nulle expression n’anime, nous contraint à exprimer des réactions d’humanité. Nous ne pouvons pas tourner les talons et passer notre chemin. Un visage n’est pas qu’une bonne ou une mauvaise mine. C’est un appel à notre ‘responsabilité pour autrui’ (Levinas, 1984). Si l’on dit d’un adolescent qu’il est ‘mal dans sa peau’, on parle d’autre chose que de sa surface épidermique. Ce qui est évoqué, c’est sa quête d’identité, son sentiment d’infériorité, autant de données psychiques qui font signe en direction de ce qui est le plus intérieur, plus invisible et subjectif. 

Ainsi, par le biais d’une expression familière telle que ‘mal dans sa peau’, nous retrouvons cette profondeur de la superficie. 

Ainsi le fait que la peau permette le contact, la relation, la communication entre un être et le monde qui l’entoure peut donc primer sur le monde et le sujet lui-même. 

La peau serait ce que nous avons de plus profond par le fait qu’elle nous relie et par là nous ouvre au monde. 

Nous relier et par là nous ouvrir au monde… Je ne peux m’empêcher de faire le lien avec nos gants blancs, ces gants qui à l’origine devaient être taillés d’une seule pièce (comme notre peau, ils sont, bien sûr, signes de pureté et de protection. Mais au de là nos gants représentent aussi et fondamentalement cette relation, notre relation à l’autre et au monde. 

Parce que ganté de blanc, le franc-maçon n’est ni pouvoir ni violence, mais fraternité ; parce qu’il n’est pas fusion, mais précisément relation.

Mettre des gants blancs, c’est glisser sa main dans la peau de l’homme fraternel. Être frère, c’est avoir la même origine. Être fraternel, c’est considérer toute vie comme équivalente d’une autre. C’est dépasser ses différences pour ne retenir que ce qui nous est commun ou partageable, c’est accepter l’autre pour lui-même, c’est ne pas vouloir imposer sa vérité. Et moi qui suis souvent absent, je ressens profondément à quel point il se dégage d’une assemblée comme la nôtre une impression d’apaisement et de sérénité.

Avec mes gants blancs, je demeure moi-même, l’autre me complète, mais, à ses mains si semblables aux miennes, je n’oublie pas qu’il est aussi un peu de moi. 

Et quand nous quittons nos gants pour enlacer nos mains, en touchant nos peaux nous ouvrons aussi nos cœurs. 

Cette ouverture des cœurs par le toucher m’a rappelé une rencontre faite au centre de la douleur du CHU de Grenoble. Certains soignants m’ont expliqué que des membres du corps médical ne prennent pas toujours la mesure de ce qu’ils accomplissent à travers ce geste en apparence banal : toucher la peau du corps d’un malade. 

Que se passe-t-il dans l’esprit d’une personne âgée dont le corps n’a pas été touché, parfois depuis vingt ans, lorsque le médecin pose sa main sur sa peau dans le cadre d’un examen clinique ? A-t-il conscience de ce que signifie, pour un être humain, la présence d’une main sur un corps auquel nul ne prête plus attention depuis tant d’années ? Toucher, palper, ausculter sont des gestes de plus en plus marginaux. Dans ce contexte, la peau tend à n’être plus qu’un sac qui enveloppe les organes. 

Quand l’homme devient un numéro de chambre ou un dossier médical, il n’est plus un visage, mais un être désincarné. Sous cet angle, il apparaît que le centre de gravité de l’éthique, c’est la peau. L’acte de toucher participe de l’empathie de la relation de soin. Le soin qui néglige l’importance du rapport à la peau dégénère rapidement en technique de gestion de soin. 

Et d’évoquer alors la caresse. La caresse est bien loin d’un simple effleurement comme lorsque je fais glisser mes doigts sur un morceau d’étoffe pour savoir de quelle matière il se compose. C’est une forme de toucher qui n’est pas portée par un souci de s’informer. Lorsque nous posons la main sur le front d’un enfant malade pour vérifier sa température, nous touchons son front pour recueillir des informations sur son état de santé. La caresse, en revanche, ne cherche à recueillir aucune information. Elle ne vise aucun savoir. On revient bredouille de la rencontre avec la peau de l’autre. Caresser consiste à soustraire tout calcul, toute finalité. de la relation à l’autre. Sans calcul, la caresse est à elle-même sa propre fin. N’est-ce pas cela, tout simplement, l’amour de l’autre ? 

Éloge de la caresse ! La main s’ouvre, déploie ses doigts vers le dehors. Mais lorsqu’elle atteint et rencontre le monde, objet ou sujet, chose ou être humain, les doigts ne se referment pas, ils restent tendus, la main reste ouverte. Ainsi la main se fait caresse. On peut dire avec le philosophe Marc Alain Ouaknin, que je ne connaissais pas et qui prolonge la pensée de Lévinas, que la caresse découvre une intention, une modalité de l’être qui ne se pense pas dans son rapport au monde comme saisir, posséder ou connaître. La caresse n’est pas un savoir, mais une expérience, une rencontre. La caresse n’est pas connaissance de l’être, mais son respect. 

La main gantée de blanc c’est une main qui ne peut être que caresse. 

Vous comprenez mieux ce que je voulais dire quand j’évoquais une forme de vertige face à la page blanche de ma peau [un peu parcheminée d’ailleurs] et tous les autres chemins que la peau nous propose d’emprunter et que je n’ai pas parcourus. Il en existe tant, car la peau est magique. 

J’aurais pu dire qu’elle se répare elle-même, qu’elle est en contact avec la terre mère, l’eau, les vents et qu’elle se réchauffe sous la flamme du feu. Qu’elle porte également en elle le support de signes et de messages, objets de rites et de cultes. Qu’elle nous livre à mots couverts les états spirituels de l’homme : des tatouages aux rites culturels ou générationnels, du toucher guérisseur à l’étreinte sacrée, des mythes anciens à la peau de l’initié, jusqu’à la peau devenue idole quand la spiritualité s’étiole. Malaparte l’évoquait dans son livre La peau. En dénonçant déjà le matérialisme triomphant, il anticipait ses dangers : « Il n’y a que la peau qui compte. Tout est fait de peau humaine. On ne se bat plus pour l’honneur, pour la liberté, pour la justice. On se bat pour la peau, pour cette sale peau. » 

Tant de chemins donc, et parmi eux au détour d’une lecture, ces mots de Roland Barthes : « La parole est une peau, je frotte ma parole contre l’autre. c’est comme si j’avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout des mots. »

TUA — 2017