Ce travail s’est imposé à moi de manière viscérale alors que mon cheminement depuis quelques mois s’avère des plus chaotique. Rien de plus normal, me direz-vous : un initié doit se remettre en cause ; n’est-ce pas là, la démarche maçonnique par excellence ? Certes ! Mais quand le mal-être vous étreint et vous habite au point de questionner votre engagement, quand une phrase s’impose à vous : « Je suis intolérant », il est grand temps de vous interroger sérieusement.
C’est là que débute ma réflexion qui va nous entraîner, bon gré mal gré, dans la quête d’un maçon fragilisé. Alors, qu’est-ce que la tolérance ?
Si nous voulons parler de tolérance, c’est parce que nous savons, que ce soit consciemment ou non, que l’intolérance est première. Et tel est bien le cas. Sans entrer dans de savantes études ethnologiques, nous pouvons affirmer que l’intolérance est une des attitudes les plus répandues chez l’homme dans la mesure où elle est spontanée. Devant l’autre, nous éprouvons d’abord la crainte de l’inconnu, puis cette crainte devient peur, peur de voir notre intégrité menacée. L’intolérance est là, née d’un sentiment défensif, d’unn besoin de sécurité face à la peur de l’inconnu.
Dès lors, l’intolérance d’individuelle peut devenir sociétale, corollaire du sentiment d’appartenance et de rejet commun des dissemblables.
Seulement chaque être est unique, possède sa propre identité, sa propre référence socioculturelle. À partir de là, chacun peut et doit faire l’effort pour s’adapter, pour accepter l’autre tel qu’il est. Pour ce faire, parce qu’il a ses propres limites et seuils de tolérance, l’homme doit effectuer un travail sur lui-même et trouver un modus vivendi acceptable.
Ainsi, la tolérance n’est ni innée ni spontanée : elle est une démarche positive née de son contraire : une réaction face à l’intolérance. Elle est la voie du milieu entre rejet et acceptation.
Mais quelles sont ses limites ?
Le véritable problème réside dans le fait qu’en se fondant sur une certaine relativité des valeurs, des croyances et des comportements, la tolérance se doit de déterminer un seuil critique au-delà duquel réside l’inacceptable, ou plutôt l’intolérable.
Le paradoxe est réel et difficile : la tolérance nous conduit à l’intolérable et semble l’exiger. Comment le résoudre ?
Il faut tout d’abord remarquer que l’intolérable n’est pas l’intolérance. L’intolérance est une attitude irréfléchie et spontanée, naturelle et violente, quand l’intolérable désigne le résultat d’une réflexion qui pèse, examine, analyse et se prononce enfin par le rejet.
Ainsi, l’idée première de la tolérance que chacun a en lui est un principe de « respect » (et je reviendrai à ce terme ultérieurement) et d’acceptation de la différence des autres dans un but de vie en communauté, en toute égalité. Mais ce principe se voudrait également réciproque. Hors, il ne semble que seuls sont en situation de tolérer ceux qui sont en situation d’interdire : les majorités tolèrent les minorités, pas l’inverse.
On tolère souvent ce que l’on n’a pas le pouvoir d’empêcher. En ce sens, Sade pouvait dire que « la tolérance est la vertu des faibles ». De même, on tolère souvent parce que l’on fait preuve d’une grande compréhension à l’égard des faiblesses et des vices des hommes. « Qu’est-ce que la tolérance ? », questionnait Voltaire. « C’est l’apanage de l’humanité. Nous sommes tous pétris de faiblesse et d’erreurs. Pardonnons-nous réciproquement nos sottises, c’est la première loi de la nature. » Mais attention à se croire tolérant là où, en réalité, on est indifférent. N’est-ce point plus facile ? Car ne pas tolérer, c’est toujours prendre parti, s’engager, combattre ce que l’on condamne, et cela ne va pas sans risque.
Quelle pauvre image je vous donne de la tolérance ! Lâcheté, peur, complaisance, complicité voire démission spirituelle… Mais elle s’est aussi imposée comme une vertu, parce que contraire à l’intolérance. Et là, pas d’ambiguïté possible. « Vertu, disait Alain, n’est assurément pas renoncement par impuissance, mais plutôt renoncement par puissance… Ce qui est vertu est pouvoir de soi sur soi. »
Ainsi, la tolérance est un effort sur soi-même, ce qui suppose une capacité à relativiser son point de vue et, pour ce faire, de jouir tant à l’échelle des individus que de la nation d’un niveau de civilisation adéquate. À cet effet, le principe constitutionnel d’égale dignité des personnes et l’affirmation que la liberté est leur droit naturel (dans le respect de celui des autres) pose le principe fondateur d’un État de droit : le respect dû à la personne humaine. L’État est donc par définition laïque. Ce point est d’autant plus important qu’aujourd’hui, sur le plan politique, la notion de tolérance est souvent mise en avant par la pensée libérale et par certains intégrismes religieux.
Dès lors, dans ce creuset laïque et démocratique, expérimentons, échangeons, dialoguons sans cesse sur cet idéal déjà porté par le progrès des Lumières : l’esprit de tolérance.
Force alors est de constater que la tolérance est bien une vertu.
Pourtant, quelque chose me pose problème dans cette affirmation. Tolérer, c’est toujours accepter l’autre. Il y a là sinon du mépris, du moins de l’indifférence, indifférence provenant d’une position de force, ou supposée telle, qui fait que l’on accepte de tolérer l’autre. Dès lors, contrairement aux apparences, la tolérance n’est plus une attitude positive, fondée sur la volonté de reconnaître à l’autre ce que l’on s’accorde à soi-même. Si la tolérance est positive, c’est seulement par rapport à l’intolérance qui est, elle, foncièrement négative, d’où son inconstance et sa fragilité.
Le rapport à autrui mérite mieux que cela. Mais si l’on refuse ainsi la tolérance, que mettre à sa place ? À cette question, je répondrai, chaque fois que cela est possible : le respect. Car à défaut d’être capable de respecter, ne nous faisons pas une gloire de tolérer !
Le respect, en ce qui me concerne, est un sentiment heureux, de valeur supérieure. Il implique l’estime, la considération. Par conséquent, se contenter de tolérer ce que l’on a à respecter n’est guère respectable. Le respect est le passage à un autre plan : celui de la vie morale, vie dans laquelle ce n’est pas le comportement de l’autre qui importe, mais seulement la valeur infinie de sa liberté. La tolérance est sociale et telle est sa limite ; le respect est moral et telle est sa valeur. La tolérance est dans l’attitude, elle est d’ordre pratique ; le respect est intérieur.
Ainsi en va-t-il de la tolérance dans le monde profane. Qu’en est-il pour nous, francs-maçons ?
La tolérance mutuelle, le respect des autres et de soi-même, la liberté absolue de conscience sont parmi les principes capitaux du Grand Orient de France comme il est rappelé à l’ouverture de nos travaux.
La tolérance, élevée en une des pierres angulaires de notre institution, est-elle cette même tolérance profane ?
Si elle y ressemble par sa valeur morale et éthique, elle possède en plus un sens et une obligation de devoir. Elle devient par excellence le propre de l’Initié, une vertu initiatique. Elle est un combat de chaque instant contre tout obstacle à travailler librement dans le respect des autres et de soi-même.
Mais, de nouveau, je m’interroge : n’est-ce pas notre Frère Goethe qui écrivait « Tolérer, c’est insulter » ?
Trêve de provocation ; il convient de replacer dans son contexte cet extrait des Maximen und Reflexionen, le texte intégral étant : « La tolérance ne devrait être qu’un état passager ; elle doit (impérativement) conduire à la reconnaissance. Tolérer, c’est insulter. » À cette époque, Louis XVI venait de signer l’édit de Tolérance. C’était un progrès, mais Goethe voulait dénoncer le traitement qu’un pouvoir condescendait à donner à ceux qui, par leur différence, n’ont pas de reconnaissance de fait. Il mettait ainsi l’accent sur les écueils de cette tolérance.
Aux vues de mes développements précédents, je pense que vous voyez où je veux vous emmener.
La franc-maçonnerie universelle s’est approprié ce terme, peut-être à défaut d’en trouver un autre, en tant que principe d’acceptation d’autrui et de compréhension dans les relations sociales. Pour moi, il est synonyme de reconnaissance. Il a valeur de respect mutuel. Tolérance et respect mutuel sont indissociables.
Dès lors, être tolérant c’est trouver l’équilibre, le juste milieu. Mais équilibre ne veut pas dire immobilisme, car nous avons un but, un idéal à atteindre, et c’est seulement en étant dynamique que nous entrerons en harmonie avec nous-mêmes et avec nos Frères.
Mais alors, qu’en est-il de mon intolérance ?
Je me suis beaucoup interrogé, je me suis même flagellé (sans pour autant entrer dans les ordres !). Cela faisait trop longtemps que je n’avais pas travaillé. Mon équilibre était instable. Mon intolérance ressentie était bien présente. Lorsque l’on reste longtemps au port, les filles ne sont plus aussi jolies.
Mais je peux affirmer que je vous respecte tous, sans exception, même si parfois je ne peux tolérer vos comportements. Rarement en tenue, sauf pour les bavardages intempestifs et pour les « people connected ». Plus souvent lors de nos agapes, dans ce no man’s land entre sacré et profane où le profane l’emporte, certains ne se souciant plus des autres. Ou encore lors de nos fêtes familiales quand l’individualisme et l’égoïsme s’invitent parfois. En voilà pour votre grade, mais que dire quand je me regarde dans le miroir ?
J’ai repris mon cheminement. Je ne ferai pas preuve de cette tolérance qui me situerait au-dessus de vous. Je vous respecterai. Je serai pétri de deux sentiments : la confiance et l’humilité. Mon respect, qu’il soit initiatique ou profane, m’invitera à vous écouter, à vous entendre, à vous aimer en tant qu’autre pour m’enrichir de ce que vous êtes et de vos différences.
TUA — 2013