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Sagesse, force, mais aussi beauté

Durant l’année 1992, je fus touché, voire perturbé par un courrier. Il relatait l’histoire du père Lambert, vieil acteur, qui, un jour, sifflé à la fin du spectacle, réagit par cet anathème devenu célèbre : « Les malheureux ! Ils sifflent le Cid ! ». Il poursuivait, établissant un lien avec ces hommes politiques « qui traînent des rôles qu’ils ne peuvent plus tenir », expliquant ainsi la montée du FN : « Ce n’est pas la faute de Le Pen, mais celle de ces pauvres cabotins blanchis sous le harnois ! ».

Il se référait alors au beau : « Grands amateurs de sémantique, lisez Guillaume Apollinaire, et vous comprendrez mieux ce qu’est la décadence, et ce qu’il faut peut-être tenter pour sauver, sinon tout, au moins l’essentiel ! Oui, on vous l’a déjà dit, vous êtes beaux, vous l’êtes, a priori, mais par pitié, soyez plus beaux encore, plus beaux de cette lucidité qui est bien à l’heure présente, la seule lumière dont vous devriez souhaiter le nimbe autour de votre front ! »

Il terminait alors son courrier par cette phrase qui s’imprima dans ma mémoire: « Surtout ! Oui ! Espérons surtout qu’un jour personne ne puisse dire à l’un d’entre nous ce que la vieille Aïcha disait à son fils Boabdil, dernier Roi de Grenade, en train de fuir : Pleure comme une femme, mon fils, toi qui n’as pas su défendre ton royaume ni comme roi ni comme homme ! »

Soyez plus beaux encore ?

Cette injonction me revint, régulièrement, en boucle, associée à la question : en quoi la beauté pouvait-elle intervenir pour défendre l’essentiel ? Elle me hanta, à chaque ouverture de nos travaux, quand sur trois piliers sont allumées trois bougies et que sont martelés ces mots : « Sagesse ! Force ! Beauté ! »

En hébreu, ils correspondent à trois des dix séphiroth de la Kabbale.

Sagesse se traduit par Chokmah ; le savoir, la vertu d’un être, son accord avec lui-même et avec les autres, être qui a cultivé ses facultés mentales tout en accordant actes et paroles. Sagesse s’exprimant par la raison et privilégiant d’abord l’intérêt de tous aux siens propres soit le bien commun.

La force a pour nom Gebura ; le pouvoir de la volonté. En cela elle n’est ni bonne ni mauvaise, tout dépend en effet de ceux ou celles qui l’emploient et de la façon qu’ils s’en servent, mais surtout de l’utilisation qu’ils en font.

La beauté se traduit par Tipheret, un beau qui semble s’imposer.

Si la recherche de la sagesse fut le point de départ de mon cheminement initiatique, une évidence et un but de ce parcours ascendant et parfois chaotique, la force me sembla elle aussi aller de soi, c’était concret ! Voilà quelque trente années que je chemine et je pense avoir quelque peu avancé dans ces domaines. Vous percevez alors mes interrogations que, pendant quelque temps, je me suis posées. Comment pouvais-je œuvrer dans le domaine de la beauté afin de m’améliorer ?

Les trois piliers

La nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles ;

L’homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l’observent avec des regards familiers

Beaudelaire

Sagesse, force, beauté, tels trois piliers qui se complètent, sont intimement liés : la sagesse sans la force est hésitation ; la sagesse sans la beauté est triste ; la force sans la beauté est brutalité ; la force sans la sagesse est tyrannie ; la beauté sans la sagesse est poison ; la beauté sans la force est précarité.

Revenons cependant à l’injonction initiale et à la question induite : « Soyez plus beaux encore ! ». Par sa définition des ordres, Pascal m’aida quelque peu. Il en distinguait trois : l’ordre des corps ou ordre de l’extériorité, l’ordre des esprits ou ordre de l’intériorité, l’ordre de la charité ou ordre de la supériorité. Précisons !

Mettre en ordre consiste à identifier, distinguer, classer, hiérarchiser. Il y a là intervention de l’intelligence ou de la raison.

D’abord était le chaos, puis vint la raison qui mit tout en ordre

Anaxagore (500 – 428 avant J.-C)

Ordo ab chaos !

C’est donc un essai de mise en ordre que je vais tenter de réaliser à partir de ce dernier mot du triptyque : la beauté.

Si je dis c’est bien, le critère est moral. Si je dis c’est bon, le critère est sensuel. Si je dis c’est vrai, le critère est rationnel. Si je dis c’est beau, quel type de critère retenir ? Y en a-t-il un d’ailleurs ?

« Par mon corps je ressentirai et par mon esprit je penserai. » Ce dualisme développé par Platon affirmait, me semble-t-il, une franche séparation : l’esprit d’un côté, le corps de l’autre.

Le plaisir

Plus tard, Stendhal associait beauté et plaisir : « La beauté est promesse de bonheur ». Plaisir quelque peu étonnant ! Pas vraiment sensuel, pas vraiment intellectuel ! Car plaisir associé à une émotion esthétique. Et celle-ci ne relèverait pas complètement du corps, comme elle ne relèverait pas complètement de l’esprit. Et qu’est-ce qui en nous n’est ni corps ni esprit ? Rien, disait Kant dans la Critique de la faculté de juger. Le jugement esthétique ne serait que subjectif.

À propos de l’intuition, Bergson affichait que c’est le moment où la raison saisit des idées avec une immédiateté qui est propre au corps. « L’intuition, c’est la raison qui repasse par le corps » affirme-t-il. Et d’ajouter : « Être intuitif se conquiert ». En serait-il de même alors pour l’émotion esthétique ? La perception du beau ?

J’ai découvert, écoutant une émission de radio le mot heuristique. J’ai compris que le commentateur (le professeur Houdet) exprimait l’idée d’images, de sentiments spontanés surgissant à notre esprit (images, sentiments non réfléchis) ; que ceux-ci provenaient de la partie arrière du cerveau ; que par le doute, la déconstruction, le travail, la raison, nous pouvions créer des connexions neuronales permettant une inhibition de l’heuristique favorisant un possible transfert vers l’avant du cerveau, le cortex frontal, et ainsi favoriser la créativité, l’intelligence, la sagesse !

« C’est beau parce que c’est vrai » ? Ce n’est pas de l’avis de Hume affirmant que sons ou formes que l’on pense beaux sont liés à notre éducation. J’en manque certainement quand, face à de très nombreuses œuvres modernes, je n’ai aucune émotion ! Un ami m’a quelque peu éclairé dernièrement déclarant que désormais : l’art n’est plus nécessairement associé au beau ! Depuis les œuvres de Marcel Duchamp sans doute ?

Alors pourquoi avons-nous, ou avions-nous besoin de beauté et pourquoi, nous Francs-Maçons, avons emprunté ce mot et les idées multiples qu’il suggère ? Moment de nostalgie !

Si pour Kant, la beauté naturelle est supérieure à la beauté artistique, Hegel affiche lui l’inverse : « Il est permis de soutenir que le beau artistique est plus élevé que le beau dans la nature. Car cette beauté est née deux fois ». Pour Hegel en effet la beauté nous fascine parce qu’elle porte du sens, symbolise du sens, elle développerait cette dimension spirituelle de notre sensibilité, ouvrant le champ de nos rapports aux valeurs. Dans son Esthétique, il tend à montrer que la beauté révèle le sens d’une époque, et symbolise des valeurs.

Valeurs !

Pour Hegel un symbole incorpore dans sa matérialité même une partie du sens auquel il renvoie. C’est notre émotion qui fait le lien entre ce qui est montré et ce qui ne l’est pas. L’absence prend alors sens. La beauté nous ferait-elle alors réfléchir ? Le beau ne serait-il que beau ? Ou ce beau suggérerait-t-il ? Nous pousserait-t-il vers ces valeurs, vers le sens ?

En découlerait alors un possible transfert : de « penser avec son corps » à « penser avec sa raison » ? D’où la nécessité d’apprendre à regarder, à découvrir le sens. Le sens nous ouvre les yeux. La beauté serait en quelque sorte un miroir qui me renvoie à ce que je suis ou plutôt à ce que je rêve d’être, parfois aussi à ce que je voudrais surtout ne pas être.

Pour certains, la nécessité de sentir la paix en soi implique le besoin d’harmonie : harmonie en soi et harmonie avec les autres.

Harmonie !

« Harmonie », c’est le nom que quelques auteurs ont donné à ce pilier en remplacement du mot « beauté », car ce mot semble ouvrir un champ symbolique plus vaste. Autrefois la beauté n’était pas soumise à l’usure des formes car d’essence divine et éternelle comme est intangible l’harmonie de l’univers.

La beauté/harmonie nous guérirait-elle alors de notre individualisme ? Nous tirerait-elle vers une forme de communion universelle ?

La forme c’est le fond qui remonte à la surface

Victor Hugo

Rechercher la beauté nous engagerait vers une quête de sens. Belle musique, beau tableau développeraient alors au travers de l’émotion esthétique une vision de valeurs auxquels nous ne réfléchissions pas.

Par la spiritualité, la beauté/harmonie nous donnerait l’audace de devenir autre. Le beau est « la splendeur du vrai », écrivit Platon. L’émotion esthétique pourrait-elle alors faire apparaître cet écart entre ma vie et ce qu’elle devrait être, entre celui que j’étais et celui que j’aspire d’être, bref favoriserait-elle ce travail vers un autre Moi.

C’est beau un orage en montagne ; c’est beau une mer démontée ; c’est beau l’enfer de Bosch ou cette tour de Babel de Breughel, ces cavaliers de l’apocalypse de Dürer. Les Grecs adoraient leurs statues, et ce sont ces mêmes hommes qui inventèrent la philosophie mais aussi la démocratie.

Hypothèses : y-aurait-il alors un lien entre elle ? Un équilibre ? Et un refus de l’extrémisme ? Un fasciste convaincu peut-il avoir une émotion esthétique en lien avec cet équilibre ? Peut-on parler de beau contemplant les réalisations d’Albert Speer et ces statuts de l’époque stalinienne et mussolinienne ?

C’est beau un orage en montagne, c’est beau une mer démontée, la beauté de la nature me fait toucher la petitesse de la nature humaine face à l’idée d’infini. Pour Aristote, Saint Augustin, un indice de l’existence de Dieu. La présence du concept de beauté dans nos rituels n’est-elle pas liée à ce fait ? Quel athée contemplant la beauté de la nature n’a pas au moins pensé l’idée de Dieu ?

Le plaisir encore

Hegel, encore lui, s’étonnait du fait que ce plaisir offert par la beauté, ne soit ni vraiment sensuel ni vraiment intellectuel, tout en étant quand même en partie sensuel et en partie intellectuel. Et il en concluait que le plaisir esthétique mettait en jeu notre nature humaine de manière inédite, originale : en créant cet accord entre notre corps et notre esprit, une harmonie interne au cœur de laquelle chacune de nos facultés ne l’emporte sur l’autre. Nietzsche, après Hegel reprenait : « La grande raison, c’est le corps ».

Une sorte de nouvelle dimension qui ne soit ni corps ni esprit apparaît alors : l’inconscient ? Et Sigmund Freud de poursuivre : « Le plaisir esthétique constituerait-il une trêve entre le Ça et le Surmoi ? » Dit autrement par Nietzsche : « Le plaisir esthétique est comme une spiritualisation des instincts ».

Egrégore enfin !

Parfois à l’issu de certains travaux, certaines interventions, réactions, musiques, silences nous font penser que nous avons atteint l’égrégore. Cet égrégore serait-il par un accès à une spiritualité du groupe l’analogie du beau, de l’harmonie, un accès à un Surmoi collectif ?

Sagesse, force, mais aussi beauté !