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Le Graoully

La sonorité et ce nom, proche du monde d’Harry Potter, m’ont plu. Animal mythique, il serait apparu à Metz, aurait dévasté cette ville avant d’en être chassé par son évêque au 3e siècle. La première version de cette légende date de la fin du 10e siècle. Des serpents empoisonnaient l’air de leurs souffles. Après une messe, Saint Clément les soumit du signe de la croix, lia le plus grand de son étole, le conduisit sur les rives de la Seille où il lui ordonna de quitter ces terres. Plus tard, entre le 11e et le 16e siècle le « plus grand des serpents » devint dragon buveur de sang, voulu par Dieu, pour punir les Messins de leurs débauches. Saint Clément le noie alors tout simplement dans la rivière.
Dans Pantagruel, Rabelais le décrivit comme « une effigie monstrueuse, ridicule, hideuse, terrible ». Jusqu’à la Révolution, une procession prit le relais. Le Graoully reconstitué était promené, hué, fouetté par les enfants. A partir du 18e siècle, les boulangers durent donner un pain sur son passage. Enfin, en 1919, le jour du Mardi-Gras, le Graoully moderne vit le jour.
Aujourd’hui, on peut le voir dans la crypte de la cathédrale. Son effigie suspendue rue Taison rappelle que là, jadis, on ne sortait pas la nuit : « Taisons, taisons nous, voilà le Graoully qui passe ! ». Il figure désormais sur les blasons de clubs sportifs, de l’école nationale d’ingénieurs et du lycée Louis Vincent.
Il aura fallu près de mille ans pour que cette mutation se réalise ! Si la sonorité fit m’intéresser à ce monstre, j’aurai pu, sans ce prétexte, vous parler de gorgone, de gargouille, de basilic, du diable et de ses multiples noms : Asmodée, Satan, Méphistophélès, Lucifer ! Noms se rattachant à un même archétype : le mal, générant la peur !

La peur

Faut-il la classer dans le domaine des émotions ou, instinct primaire, doit-on l’associer à celui de survie, de conservation, de préservation, d’où les idées de fuite, d’évitement du danger ? Mais aussi, et surtout, jouait-on et joue-t-on toujours de nos peurs ?

Et l’obscurité vint et la clarté décrut ; l’éclatant Lucifer plein d’astres disparut, et Satan fut. L’enfer fut créé de la sorte.

Victor Hugo

La peur n’est-elle pas d’abord liée à l’inconnu ? Ne reculerait-elle pas au fur et à mesure de la connaissance, de l’intellectualisation de ce qui nous entoure ? La peur de l’enfant diminuerait-elle avec l’âge, peur s’éloignant avec l’apprentissage du réel ? Peut-on alors affirmer que le développement des sciences, de l’instruction, de l’éducation favorise une diminution des peurs par une distanciation de l’inconnu ?
A l’évidence, la peur subsiste, et l’accroissement des connaissances génère alors d’autres questions de type métaphysique. Ces nouvelles peurs peuvent alors se transformer en angoisse existentielle ; certains se retourneront vers les dogmes, les drogues, le nihilisme, le fanatisme, le suicide !

La peur de l’inconnu : la peur de la mort

Pour les Egyptiens, il y avait une vie après la mort. Pour les juifs, ce sujet ne semble pas essentiel. La religion musulmane promet une forme de bonheur auprès de Dieu. La religion chrétienne, quant à elle, affirme qu’il y a une autre vie… après la mort !
Le plafond de la chapelle Sixtine représente Dieu transmettant la vie, mais on y voit aussi les morts, les uns emportés vers le bas, les autres vers le haut. Rassurant pour ces derniers, source de craintes pour les autres. Cette sensibilisation à la peur et à son exploitation furent à l’origine, à mon sens de deux armes redoutables de domination : l’ignorance et l’espoir !
Dans un de ses romans, par la voix de Bartolomé Colomb, frère de Christophe, Erik Orsenna les développe :

« Il faut chercher dans l’ignorance, ma caractéristique première… Une ignorance décidée, inculquée. C’est le savoir qu’on inculque. Comment enseigner son absence ?… A quoi bon répétait notre mère, perdre son temps dans les ratiocinations humaines alors que seul importe, pour gagner son ciel, l’intelligence de la volonté divine ? »


Quant à Umberto Ecco, dans Le Nom de la rose, par la voix du moine aveugle mettant le feu à la bibliothèque, il fustige Aristote et le rire :

« Combien d’esprits tireraient de ce livre l’extrême syllogisme, selon quoi le rire est le but de l’homme ! Le rire distrait quelques instants le vilain de la peur. Mais la loi s’impose à travers la peur, dont le vrai nom est la crainte de Dieu… Et de ce livre pourrait naître la nouvelle et destructive aspiration à détruire la mort à travers l’affranchissement de la peur. Et que serions nous, nous créatures pécheresses, sans la peur, peut-être le plus sage et le plus affectueux des dons divins ? »

La franc-maçonnerie, quant à elle, utilise les mythes et associe mort et renaissance, mort acceptée, mort symbolique qui pour certains sans doute peut devenir « méthode » pour l’apprivoiser, la réelle, s’en faire une « amie » ? Peut-être ! Les bergers d’Arcadie, œuvre de Nicolas Poussin, m’a toujours inspirée. L’inscription sur le tombeau : « Et in Arcadia ego » exprime que même en Arcadie, terre idyllique datant de l’antiquité classique, image du paradis, la mort est là aussi bien présente ! Le message ne serait-il pas alors de l’accepter pour mieux vivre ?
Il y a quelques mois, un Frère présenta un très beau texte sur la fin de vie. A l’issue de sa présentation furent abordé l’acceptation de la mort de l’autre, voire dans certains cas une aide pouvant être considérée alors comme une preuve d’amour. Si la peur de la mort ne se résume pas en effet à une simple attitude égoïste, elle concerne régulièrement les autres, ces autres qu’on aime. Alors, seuls les vivants souffrent !

La peur de l’inconnu : la peur de l’autre.

A n’en pas douter, la peur de l’humain est toujours d’actualité : peur de l’autre, ou plutôt de certains autres, peur à l’origine des pires ignominies passées et présentes. Inquisition, croisades, chasses aux sorcières, pogroms s’appellent désormais : extermination, racisme, expulsions, déplacements, mise aux bancs de…
Le plus souvent, cette peur a pour origine l’ignorance, ignorance simple parfois, mais aussi ignorance cultivée. Immigrés, homosexuels, juifs, gens du voyage, arabes, noirs sont niés dans leurs altérités et obtiennent involontairement le statut de paria. Et cette peur justifie alors tous les excès : dans son essence humaine d’abord, et conséquemment dans les droits et libertés fondamentales les concernant.
Ce cancer de l’espèce humaine particulièrement virulent s’infiltre, se développe, déshumanise son porteur. Mais ce qui le différencie du véritable cancer, c’est que le porteur a accepté le plus souvent son emprise, son propre avilissement. L’autre, pour de multiples raisons, devient un non-moi, un autre à exclure, à maltraiter, voire plus. Il peut souffrir, pleurer, mourir, peu importe, il n’existe pas, il est fantôme, ombre. Il gêne, dérange, importune, incommode, alors repoussons-le, voire supprimons-le… Et la nature fait parfois le travail… Ah, belle Méditerranée !
Et parmi xénophobes, racistes, homophobes, apparaissent des politiques, pour certains se présentant à l’élection suprême. Comment est-ce possible, démocratie oblige ? Non, il y a encore peu de temps, certains avaient le courage d’employer le mot délit pour un tel affichage. Nous, francs-maçons défendons la liberté d’expression, certes ! Mais à force de laisser s’exprimer ces extrémistes ne nous engageons-nous pas dans la grande confrérie des angéliques ? L’Europe s’insurge de ce qui se passe en Hongrie à propos des homosexuels, et après ? Il y eut les invasions de la Crimée, de l’Ukraine, et après ? Et ces femmes en Iran, et après ? Cinq cents néo-nazis défilent dans Paris et après, et après et après ?
Face à cet « a-humanisme », la Franc-Maçonnerie ne peut ignorer cette peur, obstacle majeur à l’avènement d’une société plus libre, plus égalitaire, plus fraternelle. Elle se doit de la combattre avec ses armes : l’éducation, l’instruction, la réflexion, la propagation des connaissances. Et ce dans le réel, et pour tous, sans la moindre exception, sauf à trahir sa revendication d’un humanisme universel.

La peur de l’inconnu : l’évolution des peurs

Ces peurs sont-elles les seules ? Ne voit-on pas en sourdre de nouvelles ? La peur du lendemain ; la peur des pandémies ; la peur climatique ; la peur des pertes de libertés ; la peur des dictatures ; la peur du grand complot ; la peur de la pauvreté. Il y en a sans doute d’autres, j’ai choisi de ne pas développer ce chapitre vous laissant la possibilité de compléter ces pistes, voire de les hiérarchiser ! Car je tenais à en décrire une autre, une peur qui peut parfois balayer toutes les autres !

La peur de l’inconnu : la peur de Soi

J’avais réfléchi il y a quelque temps sur un sujet dont l’objet était d’établir un lien entre cette phrase de Pindare, « Deviens celui que tu es », et le processus décrit par KG Jung où le Moi, peu à peu, céderait la place au Soi par un rapprochement du conscient et de l’inconscient. A cette face obscure de l’être, le psychiatre suisse précisais :

« Je pense que la vraie liberté réside dans l’accomplissement et la réalisation du Soi »

Une découverte de l’ombre entraînant des bouleversements, une réflexion éthique, une acceptation de la réalité, signifiant par là non de céder au mal, mais bien de l’intégrer… pour accéder à la vérité !
La vérité alors, source de peur ? Je ne parle pas ici de vérités scientifiques, morales ou réglementaires mais de sa vérité, sa propre vérité ! Dans un de ses cours au collège de France, Michel Foucault affichait :

« On pourrait appeler « spiritualité » la recherche, la pratique, l’expérience par lesquelles le sujet opère sur lui-même les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité ».

Pour lui en effet, la vérité n’est pas donnée par un simple acte de connaissance. Il ne peut y avoir vérité sans conversion, sans transformation, sans un mouvement d’ascension par lequel la vérité vient et illumine. Et de préciser :

« C’est un travail, un travail de soi sur soi, une élaboration de soi sur soi, une transformation progressive de soi sur soi dont on est soi-même responsable dans un long labeur qui est celui de l’ascèse ».

Mais « quelle dose de vérité chacun est-il capable de supporter ? » J’abordais précédemment l’exploitation de la peur par l’ignorance et l’espoir. Pour certains philosophes, l’espérance est le pire des maux, car seul compte le courage d’être soi. Pour alors tenter de se sauver du nihilisme et de l’illusion, le désespoir peut-il devenir la rançon de la lucidité ?
Quant à la souffrance serait-elle une « opportunité… passagère », un « moyen » pour affronter l’existence ? Je peux, à titre personnel, vous assurer que chaque année, lors du 14 juillet, voyant des musiques défiler, mes yeux se mouillent. Malgré mes 7 fois 11 ans je repense à ce père musicien que je ne connus que 4 ans …… et aux conséquences « paradoxalement positives » de cette douloureuse absence !
Alors, peur de la vérité ou peur de la liberté ? Il est aisé de comprendre que celui qui ne s’obéit pas à lui-même tombe sous la coupe des autres. Il est en effet plus facile d’obéir à autrui que de se commander soi-même. Certains aimeraient être des esprits libres mais s’avèrent incapables de briser les chaînes de la croyance. Irvin Yalom l’exprime clairement dans un de ses livres : « Un jour viendra sans doute où les hommes cesseront de craindre la connaissance et de travestir la faiblesse sous le masque de la « loi morale », et trouveront le courage de briser les chaînes du « tu dois »… et, sous-entendu … pour passer au « je dois ». »
Si « Deviens ce que tu es » signifie devenir plus parfait et ne pas être à la merci des desseins qu’un autre aurait conçus pour vous, ce chemin passe par une conscience claire. Est-ce aisé, souhaitable ? Je le crois et cette maxime sous forme de question me plait : « N’est-il pas plus facile de vivre avec une mauvaise réputation qu’avec une mauvaise conscience ? »
Sans doute n’ai-je pas été très clair sur ce chapitre ! Je me demande en effet parfois si nos rêves ne sont pas plus proches de nous que ne le sont nos sentiments ou nos brillants raisonnements ! Quoi qu’il en soit, et quelle que soit la méthode, je rejoins malgré tout Zarathoustra exprimant : « Il te faudra te consumer à ta propre flamme ; comment naîtrais-tu de nouveau, si tu ne t’étais pas consumé ? »… Et de me poser cette question ? Le secret d’une vie heureuse ne serait-il pas d’avoir d’abord ce qui est nécessaire, et ensuite d’aimer ce qu’on a voulu ?

En conclusion

Il existe un très beau grade maçonnique où le mythe nous conduit vers la reconstruction d’un temple avec une truelle dans une main et un glaive dans l’autre !

Face à ces peurs, anciennes ou nouvelles, le franc-maçon devrait, me semble-t-il, s’engager dans une double tâche, tâche de construction, mais aussi de défense:

  1. Eradiquer d’une main les peurs internes, personnelles ou non.
  2. Combattre de l’autre main tous générateurs directs ou non de ces peurs !

Ce double engagement me rappelle Stendhal qui, cheminant non loin de ces lieux, s’exprima ainsi : « Les peuples n’ont jamais que le degré de liberté que leur audace conquiert sur la peur. »
Si, pour certains, la tâche semble impossible – une perspective utopique – ; pour d’autres, il n’y a qu’une chose qui puisse rendre un rêve impossible : la peur d’échouer.

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Loges de Saint(s) Jean ?

Saint Jean Baptiste
Saint Jean l’évangéliste

Partir à la recherche des deux Jean, le Baptiste et l’Evangéliste, s’est révélé une véritable sinécure. Cette aventure m’a fait croiser historiens et philosophes bien entendu, mais également kabbalistes et théosophes. Ces deux Jean sont l’objet d’une abondante et très diversifiée littérature.
En livrant le résultat de mes pérégrinations, j’espère éclairer cette perfide question, posée à l’athée que je suis : « Pourquoi sommes-nous Loges de Saint-Jean ? ».
Contrairement à ce qui est souvent interprété comme la fin du monde, le mot « apocalypse » est étymologiquement la transcription d’un terme grec (άποκάλυψις ) signifiant « dévoilement » ou, dans le vocabulaire religieux, « révélation ». Si l’Apocalypse de Saint Jean est parfaitement identifiée, par ailleurs, de nombreux textes apocryphes sont également des apocalypses (de Pierre, de Jacques, d’Etienne…).
Cette planche ne prétend pas être travail d’historien encore moins œuvre d’érudit. Elle a simplement pour but d’approcher des personnages à la biographie fort controversée, certains auteurs allant jusqu’à la négation de ce pourquoi ils sont connus, voire de leur existence. Quoi qu’il en soit, tous deux occupent une place essentielle dans la construction de notre civilisation. Ils ont aussi leur place en Maçonnerie. Qu’importe d’ailleurs qu’ils aient été réels ou ne soient que légendaires, la force symbolique qu’ils représentent est bien supérieure à toute autre considération.
Dans une planche traitée en son temps, il avait été montré tout l’enjeu que représente une telle étude pour un Franc-Maçon. Je cite :

« Seul un regard transparent sur les fondements de notre Histoire, un regard au travers duquel peuvent être examinés les mythes fondateurs, sans battements de cœur ni haussements de sourcils, peut contribuer à éviter que, de nos jours, la laïcité puisse encore être parfois une excuse à l’ignorance »

Saint Jean-Baptiste :

Une première remarque s’impose, concernant Jean le Baptiste.

Tout comme Marie, Anne et Jésus, il est un personnage présent à la fois dans la tradition chrétienne et dans la tradition musulmane. Dans le Coran, il est Yahyâ ibn Zakariya (Jean, fils de Zacharie).
Dans l’Evangile de Luc, l’archange Gabriel vient annoncer à Zacharie, un vieux prêtre du Temple de Jérusalem (le Coran dit qu’il a 90 ans), que sa femme Elisabeth, parente, voire cousine de Marie, stérile, et désormais âgée, lui donnera un fils, qu’il devra prénommer Jean, nul n’ayant porté ce nom avant lui. Il ajoute : « Il sera grand devant le Seigneur. Il ne boira ni vin, ni liqueur enivrante, et il sera rempli de l’Esprit Saint dès le sein de sa mère ».

Le scepticisme de Zacharie devant cette annonce lui vaut de devenir muet.
La naissance se produit lors du solstice d’été.

Au 8ème jour de l’enfant, lors de sa circoncision, il lui est donné le nom de son père, comme le veut la tradition. Mais Zacharie écrit sur une tablette : « Jean est son nom ». Accomplissant la prédiction, il retrouve alors l’usage de la parole.
Comme son proche parent, Jésus, que l’on dit né six mois après lui, on ne sait rien de l’enfance de Jean, même lors de la mort, violente, de son père. Comme Jésus, on le retrouve à l’âge adulte, menant une vie de « nazir ». Aparté symbolique : nazir signifie « séparé » (du profane) tout comme Kadosch, le 30ème Grade Maçonnerie du Rite Ecossais Ancien Accepté. Il a ainsi fait le choix d’une vie ascétique, dans le désert, vêtu d’une peau de chameau, se nourrissant de sauterelles, mais pour un temps limité. En effet, il attend la venue du messie. C’est en cela qu’il a une place prépondérante dans le Christianisme. Il est LE « Précurseur » par le fait qu’il annonce cette venue et lorsque celle-ci surviendra, il n’aura plus qu’à s’effacer.

Jean-Baptiste, accompagné de nombreux disciples, donne le baptême sur les bords du Jourdain, baptême de la repentance, par immersion, purification du corps, mais seulement après celle de l’esprit. Ce passage sous la surface de l’eau est associé au symbole de l’horizontalité.
Il baptise enfin Jésus. Lorsque celui-ci sort de l’eau, il reçoit, debout, l’esprit saint sous la forme d’une colombe, ainsi que la bénédiction de Dieu. Le verticalité rejoint l’horizontalité, préfiguration de la croix ? Ou bien est-ce le fil à plomb qui rejoint le niveau ? Jean a accompli sa mission. Il confie alors ses disciples au Christ et se retire.
Nous connaissons sa fin. Il est le prisonnier du tétrarque de Galilée, Hérode Antipas qu’il accusait d’inceste pour avoir épousé Hérodiade, la femme de son frère. Hérode accorde à sa nièce, voire sa belle-fille ou même sa fille, Salomé, ce qu’elle voudra, si elle accepte de danser pour lui. Pour venger sa mère de cette révélation infamante, après une danse particulièrement érotique, elle reçoit ce qu’elle avait demandé : la tête du Baptiste sur un plateau, d’or comme il se doit. Comme le Christ, il a 33 ans, chiffre symbolique s’il en est, y compris en Maçonnerie, au Rite Ecossais Ancien Accepté.
Son tombeau se trouve dans la grande mosquée des Omeyyades à Damas, et, vénéré par l’Islam, il fait aujourd’hui encore l’objet de nombreux pèlerinages.

Alors, que de symboles dans cette histoire !

La proximité parentale d’Elisabeth et de Marie font de Jean un descendant de la lignée de David. Son père, Zacharie, fait lui, partie de la classe sacerdotale. Il a retrouvé la parole perdue.
Jean réunit déjà les deux principes : de l’eau par le baptême, et du feu, par le caractère solaire de sa naissance. Initiation sans cabinet de réflexion…
Le solstice d’été est le point culminant de la lumière, mais en même temps l’annonce de son déclin, tout comme, à l’inverse, le solstice d’hiver annonce son renouveau. Il est, tel une ligne sur le pavé mosaïque, à la jonction du noir et du blanc, ni d’un côté ni de l’autre.
Certains supposent qu’il était membre de la secte des Esséniens, pour qui le Maître de lumière combattait le Maître des ténèbres.

Nikos Kazantzakis le présente comme toujours très emporté, lui faisant dire :

« Les hommes sont des brins de paille et je suis le feu. Je suis venu pour brûler, pour brûler la terre, …/… pour purifier l’âme, pour que le Messie y entre ».

(La dernière tentation du Christ)

Et effectivement, les feux de la Saint-Jean continuent de brûler dans nos campagnes.

« Ce feu dont saint Jean est la manifestation et l’annonciateur, se retrouverait étymologiquement. Jean, ou plutôt Ioannès, serait formé de deux mots chaldéo-hébraïques : Io et Oannès. Io signifie pigeon. Oannès était le nom du dieu qui, en Chaldée, sorti par 3 fois des eaux, apporta l’initiation aux hommes, leur transmit la lumière. Ioannès serait donc l’expression phonétique du pigeon de feu, de la colombe de l’Esprit Saint »

Paul Naudon

Cette colombe qui resta suspendue au-dessus de la tête du Christ à l’instant de son baptême (cette précision pour ceux qui ne sont pas allés au catéchisme).

Ainsi, Baptiste est le « Feu-Principe », manifestation initiale de ce qui est la cause première de tout. Il est à la fois le commencement et la fin, l’entrée et la sortie. Il est le passage.
Dans la bible, le coq est le plus intelligent des animaux (Job, 38). Le coq est le Précurseur du Christ-Soleil, l’animal symbole de Jean le Baptiste, raison pour laquelle un coq orne le clocher de nos églises.

Maintenant, une incidente sortant du cadre de cette planche, mais que je ne puis manquer de vous livrer. Saint Jean-Baptiste est présent à notre insu dans notre quotidien.
Un hymne lui a été dédié au IXème siècle. Au XIème siècle, Guido d’Arezzo a créé la gamme que nous connaissons : Ut, Ré, Mi… à partir de cet hymne :

UT queant laxis
REsonare fibris
MIra gestorum
FAmuli tuorum
SOLve polluti
LAbii reatum
Sancte Iohannes

Traduction : Pour que tes serviteurs puissent faire résonner le miracle de tes actions avec les harpes des anges, pour le pêcheur, délivre-le des fautes sur ces lèvres, Saint Jean.

Nous reviendrons à Saint Jean Baptiste lorsqu’il s’agira de faire le parallèle entre les deux Jean.

Saint Jean l’Evangéliste

Le christianisme a retenu très peu de choses le concernant, jusqu’à son départ avec Jésus.

Il est fils de Zébédée et de Marie-Salomée. Il était pêcheur sur le lac de Tibériade, avec son père, et son frère connu sous le nom de Jacques le Majeur. Les deux frères partirent ensemble comme disciples. Jean était  » l’aimé « .

Pour l’anecdote, Jésus serait l’oncle de Jean et de Jacques, Salomée étant la fille du premier mariage de Joseph. A moins que ce ne soit par la filiation de Hismérie, la sœur de Sainte Anne, par son troisième mari (par veuvage, je vous rassure, mais je rappelle que « la veuve » est très présente en Maçonnerie) ? J’espère que vous me suivez… Bref, ils étaient parents.
La tradition veut qu’il ait été le seul disciple, témoin de la crucifixion. Dans les évangiles synoptiques, ceux qui sont  » autorisés  » (Marc, Matthieu, Luc), et dans le livre des actes des apôtres (Luc), il est toujours cité parmi les premiers.
En revanche, il existe une grande controverse chez les historiens quant à l’attribution à Saint Jean du 4ème Evangile dit  » de Saint-Jean « , que certains affirment être de Jean le Presbytre, voire d’une école. La même controverse existe quant à l’Apocalypse. Les nombreuses contradictions que contiennent les Evangiles entre eux alimentent la polémique. (cf. Jésus, anatomie d’un mythe, de Patrick Boistier)
Mais là encore, laissons aux exégètes le soin de ces débats, et retenons l’importance symbolique du personnage que nous continuerons d’appeler l’Evangéliste.
Sa fin ne fait pas non plus l’unanimité. Les Evangiles de Marc et de Matthieu sont très précis sur le sujet : Jésus avait annoncé à Jean et à Jacques, le frère de Jean, qu’ils l’accompagneraient dans sa passion et seraient martyrisés. Divers textes, dont un manuscrit conservé dans la cathédrale de Trèves en Allemagne, indiquent que Jean serait mort en 43, ou peu après. Or, la tradition le fait vivre jusqu’à plus de 90 ans, au début du IIème siècle, à Ephèse.
Il avait organisé l’église de Palestine, avant de se réfugier à Ephèse. Il fait force miracles. Qu’on en juge :

  • A Rome, plongé dans un chaudron d’huile bouillante, il ressort plus jeune qu’il n’y était entré, ce, grâce à sa virginité.
  • Il boit sans conséquence à une coupe empoisonnée alors que, à peine après y avoir posé leurs lèvres, deux goûteurs meurent instantanément. Il les ressuscite sur le champ.
  • Prêchant devant une foule païenne en se plaçant devant une statue d’Artémis, les adorateurs de la déesse veulent le lapider. Mais les pierres détruisent la statue sans que lui ne soit touché, et, par rebond, tuent ceux qui les avaient lancées. Mais magnanime, il ressuscite tout le monde, ce qui suscite moult baptêmes. Etc…
  • La reprise des persécutions en 94 le fait s’exiler à Patmos, magnifique île du Dodécanèse. Là, en extase, il reçoit le message suivant : « Ce que tu vois, écris-le dans un livre pour l’envoyer aux 7 églises: Ephèse, Smyrne, Pergame, Thyatire, Sardes, Philadelphie et Laodicée. Ecris donc ce que tu as vu, le présent et ce qui doit arriver plus tard ». A la suite de cette vision, il rédigera l’Apocalypse.
    De retour à Ephèse, il reprend sa mission d’évêque.

Ici, tout est symbole :

En tout premier lieu, il est le Jean de la Saint-Jean d’hiver, associée à la naissance de Jésus. Il est le pendant du Baptiste. Il se situe au jour le plus court, mais il est l’annonciateur de la Lumière qui va renaître. On pourrait ajouter que le 25 Décembre, les bougies du sapin sont le pendant des feux du 24 Juin.

Pour le reste, symbolisme foisonnant, certes, mais pas nécessairement éclairant pour un Franc-Maçon athée.

Bien sûr, nous retiendrons basiquement le chiffre 7 des 7 églises, mais reconnaissons que cela n’apporte en rien une réponse à notre problématique.
On attribue également à ce Saint Jean, la lettre G, bien connue des Francs-Maçons. En fait, il s’agit du gamma grec, une équerre. Son nimbe est parfois orné de 4 gamma, constituant un svastika, symbole de la parfaite connaissance, avant que le nazisme ne le détourne dans son absurde et criminelle idéologie.
Ensuite, pouvons-nous oser un parallèle entre la coupe de poison, et notre coupe d’amertume qui, Dieu merci si je puis me permettre, n’a jamais tué personne.

Revenons sur le supplice infligé par l’empereur Domitien à Jean. On pourrait avancer que cette immersion dans un chaudron d’huile bouillante s’apparente à une transposition du baptême. On retrouve la pureté tant de l’homme que du liquide. En effet, l’huile est omniprésente dans la vie et la symbolique orientale de cette époque : elle est à la fois nourriture et éclairage, symbole de Pureté, de Prospérité et de Lumière. L’olivier sans lequel il ne peut, dans ce contexte, y avoir d’huile, est très présent dans la rituélique du Rite Ecossais Ancien Accepté. La Lumière qui est prodiguée, permet à l’Initié, purifié, d’éclairer son Temple intérieur, et par là, de travailler à l’édification du Temple Universel.

En approfondissant l’analyse, peut-on rapprocher la décision de Jean de se faire enterrer vivant par ses disciples, de la démarche de l’impétrant qui accepte l’épreuve de la terre dans le cabinet de réflexion ?

Un autre élément est fondamental dans la symbolique de l’Evangéliste. L’animal qui lui est associé est l’aigle, l’oiseau qui peut regarder le soleil en face, l’oiseau symbole de la lumière dans la plupart des religions orientales et moyen-orientales.

Je suis tenté de rappeler que Zeus, voulant déterminer le centre du monde, fit partir deux aigles, l’un à l’Orient, l’autre à l’Occident. Ils se croisèrent au-dessus de Delphes, à l’endroit précis où Zeus plaça l’Omphalos, le nombril du monde, gardé par le serpent Python. Or, le serpent, symbole de la connaissance, que l’on représente sortant d’un vase sacré, est le deuxième animal attaché à l’Evangéliste.
De cette mythologie, restera la représentation de l’aigle bicéphale, après celle des légions romaines, le symbole de l’église de Constantinople qui règne d’Orient à Occident. Mais ne serait-ce pas également, Saint Jean le Baptiste et Saint Jean l’Evangéliste, réunis en une seule entité, tel Janus, dont la fête est le 1er jour du mois qui porte son nom, Janvier, (Januarius). Il est le dieu du commencement et des fins, de l’alfa et de l’oméga de l’Adresse de l’Apocalypse, le dieu des deux portes, la porte des dieux, la porte des hommes. C’est en accolant à chacune des célébrations solsticiales la commémoration d’un Saint Jean que la chrétienté a su adopter, en l’adaptant, la fête de Janus.
Enfin, je rappelle que l’aigle bicéphale est le symbole du Suprême Conseil du Rite Ecossais Ancien Accepté. Il n’y a pas de hasard.

Revenons à la citation du début de cette planche :

« Au solstice d’hiver, à la porte des Dieux se tient l’Evangéliste, Jean qui rit, car la lumière du soleil à son minimum, va croître jusqu’au solstice d’été.
A la porte des Hommes, au solstice d’été se tient Jean-Baptiste, Jean qui pleure, car la lumière va décroître jusqu’au solstice d’hiver ».

De par son statut de précurseur, Saint Jean Baptiste est placé à l’intersection de deux temps : celui de l’Ancien Testament, essentiellement le livre des Lois et le livre des Prophètes, et le Nouveau Testament qui commence avec la vie de Jésus, l’avènement du Christ, le messie (en grec ancien, christos, χριστός, en hébreu, mashia’h, en arabe : Al-Masih – ce qui signifie  » oint « , littéralement  » l’oint à l’huile d’olive « , dont il était question plus haut) se réalisant par son baptême. Le Nouveau Testament se poursuit, entre autre, par les Evangiles, mais celui de Jean n’est pas intégré, car trop différent dans sa narration, aux 3 synoptiques (c’est-à-dire, ayant une relative similitude dans leurs récits) Matthieu, Marc, Luc, même si les 4 sont dits canoniques. Il se clôt sur l’Apocalypse, « la révélation ».

Le prologue de ce 4ème évangile est le célèbre :

 » Au commencement était le Logos (Verbe) et le Logos était tourné vers Dieu et le Logos était Dieu …///… Et la Lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas comprise « .

Sa mission est donc d’initier le profane au divin, ce qui fait de l’Evangéliste le symbole de la verticalité.
En fait, si le mot employé dans le texte grec original est Logos, ce qui signifie la Parole, mais aussi la Raison, c’est que, pour les Grecs, les deux idées étaient conjointes, au sens où une parole dénuée de raison n’est qu’un vain bruit.
On peut donc penser que, déjà, la parole était perdue. Et le Baptiste entre aussitôt en scène pour  » rendre témoignage de la Lumière « . Tout cela ne peut manquer de nous évoquer encore une fois, de loin certes, dans une configuration non théiste, notre Initiation. Je laisse à chacun le soin de faire la transposition qui lui convient.

Tout au long de ce parcours plein d’embûches pour moi, et que ceux qui en savent plus apportent les correctifs qu’ils jugeront nécessaires, j’ai toujours eu la sensation que ces deux Jean ne faisaient qu’un, en tout point complémentaires et indispensables l’un à l’autre. Peut-on percevoir l’un sans évoquer l’autre ?
La Maçonnerie n’aurait-elle pas fait cette fusion ? Les Templiers, semble-t-il, n’avaient pas hésité à la faire, puisque l’Ordre qui les a précédés (je ne reviens pas sur cette très longue histoire) étaient les Hospitaliers de Saint-Jean dont l’église qu’ils avaient créée vers 1050, était placée sous l’égide du Baptiste.
En 1118, la légende veut que ce soit le jour de la Saint Jean l’Evangéliste, que Hugues de Payn et Geoffroy de St Omer fondèrent l’Ordre des Pauvres Chevaliers Du Christ et du Temple de Salomon. Plus tard, lorsqu’ils décidèrent de protéger les pèlerins, ils devinrent rapidement les Chevaliers du Temple.
Or, les Templiers fêtaient les deux Saint Jean, mais la Saint-Jean d’été était bien la plus importante, occasion de gigantesques feux, même si leur vénération se portait principalement sur l’Evangéliste.

Alors, pourquoi et comment la Franc-Maçonnerie s’est-elle appropriée ces deux personnages ? Loges de Saint Jean, une symbolique à géométrie variable .

Quelle peut être notre filiation johannique, et quel est son sens ? Elle n’est pas universelle, les péripéties anglaises en attestent. Conséquence de l’affrontement entre les catholiques stuartistes et les orangistes protestants , les Loges relevant de la Grande Loge de Londres fêtèrent la Saint Jean pour la dernière fois le 27 Décembre 1728. En 1738, l’Ancien Testament y supplanta le Nouveau. Exit les Evangiles. Ces Loges cessèrent ensuite de porter le nom générique de Loge de Saint-Jean. La déchristianisation des rituels en 1813, après l’union des Antients et des Modernes, conduisit à la création de la Grande Loge Unie d’Angleterre et une certaine mise à l’écart des Constitutions d’Anderson.
Quant au Rite Français, en tous cas dans ses Loges Bleues, il est peu revendicatif à ce sujet : fêtes solsticiales (y-c au Rite Ecossais Ancien Accepté) soit, fêtes de la (ou des) Saint-Jean, pas si sûr ! Pendant de nombreuses années, se sont tenues à Presles, dans la région parisienne, « les plus importantes » (sic) fêtes de la Saint-Jean d’Europe, réunissant plus de 2000 Francs-Maçons (cf. Annales du Grand Orient de France). A noter qu’ensuite, le compte-rendu faisait uniquement état de « Fêtes solsticiales ».

Reprenons quelques repères :
Tout d’abord, l’origine de la Maçonnerie, telle que nous la connaissons remonterait au 24 Juin 1717, jour de la Saint Jean d’été, lorsque, à l’initiative de Desaguliers et du pasteur Anderson, les 4 Loges de Londres ont fusionné dans la taverne de L’Oie et Le Grill. Nous savons que c’est une légende, mais le symbole est là.
Ensuite, on sait, depuis Ramsay, l’attachement que la Maçonnerie a pour les Templiers. Mais, nous savons cependant qu’il n’y a pas de filiation avec le Temple
Soyons pragmatiques : au moment de la création de la Maçonnerie spéculative, le monde occidental est chrétien, et il ne pouvait encore en être autrement. Il est donc logique que ses fondements le soient, même si, en ferment, d’autres orientions peuvent se dessiner. Il est difficile d’imaginer que les pouvoirs absolus de l’époque, aient pu laisser se développer ce que nous appelons aujourd’hui, notre Maçonnerie libérale et adogmatique. Alors, bien sûr, se référer à, ou aux, Saint Jean, donnait une image très présentable, même si l’Eglise sentit évidemment le danger que représentait une doctrine non canonique, qui acceptait en son sein des non catholiques. D’où la bulle fulminée par Clément XII le 4 Mai 1738, pour l’anecdote, bulle non enregistrée par le Parlement de Paris.

Je reprends une étude faite par un Frère travaillant au Rite Ecossais Ancien Accepté à la gloire du Grand Architecte de l’Univers, ses références étant fort complètes et éclairantes :

« L’Evangile de Saint-Jean semble largement répandu. Il est mentionné dès la fin du 17ème siècle, puisque le Manuscrit d’Edimbourg, qui date de 1696, énonce que « le Maçon doit prêter serment sur Saint-Jean ».

Dans le Manuscrit Sloane, qui date de 1700, il est dit que la Loge s’est réunie « dans une chapelle dédiée à Saint Jean ».

Dix ans plus tard, le manuscrit Dumfries indique que les Maçons doivent célébrer leur unité en se réunissant chaque année à la Saint-Jean. C’est ce que rappellent les Constitutions d’Anderson de 1723, qui précisent que les Maçons doivent se réunir lors de l’une des deux Saint-Jean pour élire le Grand Maître, un Député et deux Surveillants.
Enfin, en 1730, Samuel Pritchard publie un ouvrage dans lequel il déclare :

« La raison pour laquelle ils se dénomment Loge de Saint-Jean (le Baptiste), est, parce que celui-ci était le précurseur de notre Sauveur, et a posé la première pierre en parallèle à l’Evangile » (d’où les acclamations, de cri de joie à « Sauveur » au Rite Ecossais Ancien Accepté …).

En tout état de cause, la Maçonnerie française introduisit dans ses rituels d’Initiation dès 1745 le serment prêté sur l’Evangile de Saint-Jean,  » qui devait être embrassé par l’impétrant devant les Frères assemblés « .

Reconnaissons que l’enseignement de ces deux Jean ne peut que nous agréer. Car si, pour nombre de civilisations, de religions, les solstices ont été fondateurs, ils restent aujourd’hui les symboles de la lumière créatrice. Or, que demande l’impétrant, que demandons-nous pour lui ? La Lumière.
Certes, on lui apprend ensuite qu’il préfère avoir la gorge tranchée plutôt que de trahir son serment : Jean-Baptiste a eu la gorge tranchée.
Ils prêchent l’un et l’autre l’amour du prochain, or nous travaillons pour l’Amour de l’Humanité. Ils symbolisent également la connaissance. Amour et connaissance, n’est-ce pas là notre quête ?
Enfin, qu’est-ce que l’Initiation, si ce n’est le passage des ténèbres à la lumière, dans la volonté de se consacrer à la recherche de la Vérité. Les religions révèlent leurs vérités, le Franc-Maçon passe sa vie à la chercher, dans son temple intérieur pour participer au mieux à l’édification du Temple de l’Humanité.

Toutes ces données fournissent autant de clefs d’explication à la question du pourquoi nous sommes dits  » venant d’une Loge de Saint-Jean « .
A tout Frère ayant respecté son engagement, la Maçonnerie reconnaissante peut lui dédier le verset 3.8 de l’Apocalypse, version la Bible de Jérusalem :

 » Je connais ta conduite : voici, j’ai ouvert devant toi une porte que nul ne peut fermer, et, disposant pourtant de peu de puissance, tu as gardé ma parole sans renier mon nom « .

Tombe du Baptiste
Tombe de l’évangéliste

Bibliographie :

  • Le magnifique ouvrage sur l’Apocalypse, cadeau de Triple Union et Amitié
  • La Bible vs Bible de Jérusalem
  • Paul Naudon : Les Loges de Saint Jean
  • Rudolf Steiner : L’Evangile selon Jean
  • Cynthia Fleury : Les Irremplaçables
  • Nikos Kazantzakis : La dernière tentation du Christ
  • Sub Rosa : Les deux Saint-Jean
  • Patrick Boistier : Jésus, anatomie d’un mythe
  • Irène Mainguy : Divers ouvrages
  • Et bien sûr, nombreuses recherches sur Internet
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Symbolique

Sagesse, force, mais aussi beauté

Durant l’année 1992, je fus touché, voire perturbé par un courrier. Il relatait l’histoire du père Lambert, vieil acteur, qui, un jour, sifflé à la fin du spectacle, réagit par cet anathème devenu célèbre : « Les malheureux ! Ils sifflent le Cid ! ». Il poursuivait, établissant un lien avec ces hommes politiques « qui traînent des rôles qu’ils ne peuvent plus tenir », expliquant ainsi la montée du FN : « Ce n’est pas la faute de Le Pen, mais celle de ces pauvres cabotins blanchis sous le harnois ! ».

Il se référait alors au beau : « Grands amateurs de sémantique, lisez Guillaume Apollinaire, et vous comprendrez mieux ce qu’est la décadence, et ce qu’il faut peut-être tenter pour sauver, sinon tout, au moins l’essentiel ! Oui, on vous l’a déjà dit, vous êtes beaux, vous l’êtes, a priori, mais par pitié, soyez plus beaux encore, plus beaux de cette lucidité qui est bien à l’heure présente, la seule lumière dont vous devriez souhaiter le nimbe autour de votre front ! »

Il terminait alors son courrier par cette phrase qui s’imprima dans ma mémoire: « Surtout ! Oui ! Espérons surtout qu’un jour personne ne puisse dire à l’un d’entre nous ce que la vieille Aïcha disait à son fils Boabdil, dernier Roi de Grenade, en train de fuir : Pleure comme une femme, mon fils, toi qui n’as pas su défendre ton royaume ni comme roi ni comme homme ! »

Soyez plus beaux encore ?

Cette injonction me revint, régulièrement, en boucle, associée à la question : en quoi la beauté pouvait-elle intervenir pour défendre l’essentiel ? Elle me hanta, à chaque ouverture de nos travaux, quand sur trois piliers sont allumées trois bougies et que sont martelés ces mots : « Sagesse ! Force ! Beauté ! »

En hébreu, ils correspondent à trois des dix séphiroth de la Kabbale.

Sagesse se traduit par Chokmah ; le savoir, la vertu d’un être, son accord avec lui-même et avec les autres, être qui a cultivé ses facultés mentales tout en accordant actes et paroles. Sagesse s’exprimant par la raison et privilégiant d’abord l’intérêt de tous aux siens propres soit le bien commun.

La force a pour nom Gebura ; le pouvoir de la volonté. En cela elle n’est ni bonne ni mauvaise, tout dépend en effet de ceux ou celles qui l’emploient et de la façon qu’ils s’en servent, mais surtout de l’utilisation qu’ils en font.

La beauté se traduit par Tipheret, un beau qui semble s’imposer.

Si la recherche de la sagesse fut le point de départ de mon cheminement initiatique, une évidence et un but de ce parcours ascendant et parfois chaotique, la force me sembla elle aussi aller de soi, c’était concret ! Voilà quelque trente années que je chemine et je pense avoir quelque peu avancé dans ces domaines. Vous percevez alors mes interrogations que, pendant quelque temps, je me suis posées. Comment pouvais-je œuvrer dans le domaine de la beauté afin de m’améliorer ?

Les trois piliers

La nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles ;

L’homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l’observent avec des regards familiers

Beaudelaire

Sagesse, force, beauté, tels trois piliers qui se complètent, sont intimement liés : la sagesse sans la force est hésitation ; la sagesse sans la beauté est triste ; la force sans la beauté est brutalité ; la force sans la sagesse est tyrannie ; la beauté sans la sagesse est poison ; la beauté sans la force est précarité.

Revenons cependant à l’injonction initiale et à la question induite : « Soyez plus beaux encore ! ». Par sa définition des ordres, Pascal m’aida quelque peu. Il en distinguait trois : l’ordre des corps ou ordre de l’extériorité, l’ordre des esprits ou ordre de l’intériorité, l’ordre de la charité ou ordre de la supériorité. Précisons !

Mettre en ordre consiste à identifier, distinguer, classer, hiérarchiser. Il y a là intervention de l’intelligence ou de la raison.

D’abord était le chaos, puis vint la raison qui mit tout en ordre

Anaxagore (500 – 428 avant J.-C)

Ordo ab chaos !

C’est donc un essai de mise en ordre que je vais tenter de réaliser à partir de ce dernier mot du triptyque : la beauté.

Si je dis c’est bien, le critère est moral. Si je dis c’est bon, le critère est sensuel. Si je dis c’est vrai, le critère est rationnel. Si je dis c’est beau, quel type de critère retenir ? Y en a-t-il un d’ailleurs ?

« Par mon corps je ressentirai et par mon esprit je penserai. » Ce dualisme développé par Platon affirmait, me semble-t-il, une franche séparation : l’esprit d’un côté, le corps de l’autre.

Le plaisir

Plus tard, Stendhal associait beauté et plaisir : « La beauté est promesse de bonheur ». Plaisir quelque peu étonnant ! Pas vraiment sensuel, pas vraiment intellectuel ! Car plaisir associé à une émotion esthétique. Et celle-ci ne relèverait pas complètement du corps, comme elle ne relèverait pas complètement de l’esprit. Et qu’est-ce qui en nous n’est ni corps ni esprit ? Rien, disait Kant dans la Critique de la faculté de juger. Le jugement esthétique ne serait que subjectif.

À propos de l’intuition, Bergson affichait que c’est le moment où la raison saisit des idées avec une immédiateté qui est propre au corps. « L’intuition, c’est la raison qui repasse par le corps » affirme-t-il. Et d’ajouter : « Être intuitif se conquiert ». En serait-il de même alors pour l’émotion esthétique ? La perception du beau ?

J’ai découvert, écoutant une émission de radio le mot heuristique. J’ai compris que le commentateur (le professeur Houdet) exprimait l’idée d’images, de sentiments spontanés surgissant à notre esprit (images, sentiments non réfléchis) ; que ceux-ci provenaient de la partie arrière du cerveau ; que par le doute, la déconstruction, le travail, la raison, nous pouvions créer des connexions neuronales permettant une inhibition de l’heuristique favorisant un possible transfert vers l’avant du cerveau, le cortex frontal, et ainsi favoriser la créativité, l’intelligence, la sagesse !

« C’est beau parce que c’est vrai » ? Ce n’est pas de l’avis de Hume affirmant que sons ou formes que l’on pense beaux sont liés à notre éducation. J’en manque certainement quand, face à de très nombreuses œuvres modernes, je n’ai aucune émotion ! Un ami m’a quelque peu éclairé dernièrement déclarant que désormais : l’art n’est plus nécessairement associé au beau ! Depuis les œuvres de Marcel Duchamp sans doute ?

Alors pourquoi avons-nous, ou avions-nous besoin de beauté et pourquoi, nous Francs-Maçons, avons emprunté ce mot et les idées multiples qu’il suggère ? Moment de nostalgie !

Si pour Kant, la beauté naturelle est supérieure à la beauté artistique, Hegel affiche lui l’inverse : « Il est permis de soutenir que le beau artistique est plus élevé que le beau dans la nature. Car cette beauté est née deux fois ». Pour Hegel en effet la beauté nous fascine parce qu’elle porte du sens, symbolise du sens, elle développerait cette dimension spirituelle de notre sensibilité, ouvrant le champ de nos rapports aux valeurs. Dans son Esthétique, il tend à montrer que la beauté révèle le sens d’une époque, et symbolise des valeurs.

Valeurs !

Pour Hegel un symbole incorpore dans sa matérialité même une partie du sens auquel il renvoie. C’est notre émotion qui fait le lien entre ce qui est montré et ce qui ne l’est pas. L’absence prend alors sens. La beauté nous ferait-elle alors réfléchir ? Le beau ne serait-il que beau ? Ou ce beau suggérerait-t-il ? Nous pousserait-t-il vers ces valeurs, vers le sens ?

En découlerait alors un possible transfert : de « penser avec son corps » à « penser avec sa raison » ? D’où la nécessité d’apprendre à regarder, à découvrir le sens. Le sens nous ouvre les yeux. La beauté serait en quelque sorte un miroir qui me renvoie à ce que je suis ou plutôt à ce que je rêve d’être, parfois aussi à ce que je voudrais surtout ne pas être.

Pour certains, la nécessité de sentir la paix en soi implique le besoin d’harmonie : harmonie en soi et harmonie avec les autres.

Harmonie !

« Harmonie », c’est le nom que quelques auteurs ont donné à ce pilier en remplacement du mot « beauté », car ce mot semble ouvrir un champ symbolique plus vaste. Autrefois la beauté n’était pas soumise à l’usure des formes car d’essence divine et éternelle comme est intangible l’harmonie de l’univers.

La beauté/harmonie nous guérirait-elle alors de notre individualisme ? Nous tirerait-elle vers une forme de communion universelle ?

La forme c’est le fond qui remonte à la surface

Victor Hugo

Rechercher la beauté nous engagerait vers une quête de sens. Belle musique, beau tableau développeraient alors au travers de l’émotion esthétique une vision de valeurs auxquels nous ne réfléchissions pas.

Par la spiritualité, la beauté/harmonie nous donnerait l’audace de devenir autre. Le beau est « la splendeur du vrai », écrivit Platon. L’émotion esthétique pourrait-elle alors faire apparaître cet écart entre ma vie et ce qu’elle devrait être, entre celui que j’étais et celui que j’aspire d’être, bref favoriserait-elle ce travail vers un autre Moi.

C’est beau un orage en montagne ; c’est beau une mer démontée ; c’est beau l’enfer de Bosch ou cette tour de Babel de Breughel, ces cavaliers de l’apocalypse de Dürer. Les Grecs adoraient leurs statues, et ce sont ces mêmes hommes qui inventèrent la philosophie mais aussi la démocratie.

Hypothèses : y-aurait-il alors un lien entre elle ? Un équilibre ? Et un refus de l’extrémisme ? Un fasciste convaincu peut-il avoir une émotion esthétique en lien avec cet équilibre ? Peut-on parler de beau contemplant les réalisations d’Albert Speer et ces statuts de l’époque stalinienne et mussolinienne ?

C’est beau un orage en montagne, c’est beau une mer démontée, la beauté de la nature me fait toucher la petitesse de la nature humaine face à l’idée d’infini. Pour Aristote, Saint Augustin, un indice de l’existence de Dieu. La présence du concept de beauté dans nos rituels n’est-elle pas liée à ce fait ? Quel athée contemplant la beauté de la nature n’a pas au moins pensé l’idée de Dieu ?

Le plaisir encore

Hegel, encore lui, s’étonnait du fait que ce plaisir offert par la beauté, ne soit ni vraiment sensuel ni vraiment intellectuel, tout en étant quand même en partie sensuel et en partie intellectuel. Et il en concluait que le plaisir esthétique mettait en jeu notre nature humaine de manière inédite, originale : en créant cet accord entre notre corps et notre esprit, une harmonie interne au cœur de laquelle chacune de nos facultés ne l’emporte sur l’autre. Nietzsche, après Hegel reprenait : « La grande raison, c’est le corps ».

Une sorte de nouvelle dimension qui ne soit ni corps ni esprit apparaît alors : l’inconscient ? Et Sigmund Freud de poursuivre : « Le plaisir esthétique constituerait-il une trêve entre le Ça et le Surmoi ? » Dit autrement par Nietzsche : « Le plaisir esthétique est comme une spiritualisation des instincts ».

Egrégore enfin !

Parfois à l’issu de certains travaux, certaines interventions, réactions, musiques, silences nous font penser que nous avons atteint l’égrégore. Cet égrégore serait-il par un accès à une spiritualité du groupe l’analogie du beau, de l’harmonie, un accès à un Surmoi collectif ?

Sagesse, force, mais aussi beauté !

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Don de soi et sacrifice : le conflit des spiritualités entre humanisme et fanatisme

On se rappelle tous du sort dramatique de Arnaud Beltrame, officier de gendarmerie, qui a trouvé la mort le vendredi 23 mars 2018 lors d’une prise d’otage dans un supermarché de Trèbes dans l’Aude. Son courage face au terroriste assassin et preneur d’otages a suscité l’admiration générale. Ce jour-là, il est mort en héros parce que l’ultime geste de sa vie fut un acte héroïque qui a sauvé une vie — celle de l’otage à laquelle il s’est substitué — et peut-être d’autres vies encore. 

Ce n’est plus un secret, Arnaud Beltrame était franc-maçon à la Grande Loge De France. Son décès tragique a suscité nombre de commentaires et questionnement dans notre obédience. Un responsable national inscrivit d’emblée cette mort dans le thème du sacrifice en considérant qu’elle est en soi une réponse concrète à la question suivante : « Dans quelles circonstances un être humain peut-il consentir au don suprême, le sacrifice de soi ? »

La réponse n’est pas aussi facile — aucun exemple particulier, fut-il des plus exemplaires d’ailleurs, n’y pourrait suffire — ! Arnaud Beltrame n’est pas né héros, il l’est devenu au travers de circonstances exceptionnelles qui l’ont amené à se conduire courageusement. 

Comme Arnaud Beltrame, nous sommes tous confrontés, dans des situations imprévisibles et parfois périlleuses, à des choix qui engagent totalement notre existence. Comme le dit fort bien Jean-Paul Sartre : « Le choix est possible dans un sens, mais ce qui n’est pas possible, c’est de ne pas choisir. Je peux toujours choisir, mais je dois savoir que si je ne choisis pas, je choisis encore. » C’est, en ce sens, que « nous sommes tous condamnés à être libres », selon le philosophe existentialiste qui explique : « L’homme n’est rien d’autre que son projet, il n’existe que dans la mesure où il se réalise, il n’est donc rien d’autre que l’ensemble de ses actes, rien d’autre que sa vie. ». 

En effet, il n’y a, dans l’existence humaine, que des actes par lesquels l’homme façonne son identité, c’est-à-dire se donne sa propre définition. Dans la diversité de ces actes, il peut y en avoir certains qui sont heureux et/ou d’autres malheureux, réussis et/ou ratés, beaux et/ou laids, courageux et/ou lâches, etc., de telle sorte que chacun d’entre nous peut se composer une existence à partir de l’ensemble de ces éléments disparates qui font le contraste ou le relief d’une vie selon le jugement qu’on puisse en avoir à distance de nous-mêmes, de façon plus ou moins rétrospective. 

Il n’y a donc pas de héros en soi ; on ne naît pas héros, on le devient à l’occasion, dans une situation donnée qui peut changer selon les circonstances.

Ainsi, il peut arriver qu’un homme qu’on a considéré toute sa vie comme un être veule et lâche puisse être capable, dans une situation singulière, d’un acte héroïque qui va, tout à coup, changer notre regard sur ce qu’il est. C’est cela que nous explique Jean-Paul Sartre dans sa conférence L’existentialisme est un humanisme : « Il n’y a pas de tempérament lâche ; il y a des tempéraments qui sont nerveux, il y a du sang pauvre, ou des tempéraments riches ; mais l’homme qui a un sang pauvre n’est pas lâche pour autant, car ce qui fait la lâcheté, c’est l’acte de renoncer ou de céder, un tempérament ce n’est pas un acte ; le lâche est défini à partir de l’acte qu’il a fait. (…) Ce que les gens veulent, c’est qu’on naisse lâche ou héros. Un des reproches qu’on (me) fait le plus souvent se formule ainsi : mais enfin, ces gens qui sont si veules, comment en ferez-vous des héros ? Cette objection prête plutôt à rire, car elle suppose que les gens naissent héros. Et au fond, c’est cela que les gens souhaitent penser : si vous naissez lâches, vous serez parfaitement tranquilles, vous n’y pouvez rien, vous serez lâches toute votre vie, quoi que vous fassiez ; si vous naissez héros, vous serez parfaitement tranquilles, vous serez héros toute votre vie, vous boirez comme un héros, vous mangerez comme un héros. Ce que dit l’existentialiste, c’est que le lâche se fait lâche, que le héros se fait héros ; il y a toujours une possibilité pour le lâche de ne plus être lâche, et pour le héros de cesser d’être un héros. Ce qui compte, c’est l’engagement total, et ce n’est pas un cas particulier, une action particulière qui vous engage totalement. ». 

Ce que notre philosophe récuse ici, au travers de cette analyse, c’est cette essentialisation de l’homme qui le fige une fois pour toutes dans une définition arrêtée de son être en niant son devenir, en niant sa capacité de se modifier à tout instant par un acte nouveau et irréductible, comme s’il était déjà mort, comme s’il était un mort vivant que rien ne peut plus changer de ce qu’il est. C’est en quelque sorte une réduction, une réification de l’homme en tant que liberté. Dire d’un homme qu’il s’est conduit en héros parce qu’il est un héros au sens où il ne pouvait pas en être autrement compte tenu de sa nature, c’est en quelque sorte nier sa liberté de choisir, de se choisir, c’est dire au bout du compte que son acte n’est que le résultat de sa nature prétendument héroïque ou le fruit d’une transcendance qui le dépasse. 

L’hommage national qui a été rendu par le président de la République en est, de ce point de vue, une illustration marquante : « Être prêt à donner sa vie parce que rien n’est plus important que la vie d’un concitoyen, tel est le ressort intime de cette transcendance qui le portait. Là était cette grandeur qui a sidéré la France. Le lieutenant-colonel Beltrame avait démontré par son parcours exceptionnel que cette grandeur coulait dans ses veines. Elle irradiait de sa personne. ». Dans ce même discours, Emmanuel Macron affirme : « Oui, l’engagement de servir et de protéger peut aller jusqu’au sacrifice suprême. Oui, cela a du sens, et donne sens à notre vie. (…) Votre sacrifice, Arnaud Beltrame nous oblige. Il nous élève. ».

Soulignons…

  • L’acte du soldat, érigé en héros national, est un sacrifice dont le « ressort » est « une transcendance ».
  • « Cette grandeur coulait dans ses veines », comme s’il s’agissait d’une seconde nature
  • Le « sacrifice suprême (…) donne sens à notre vie. (…) Il nous oblige et nous élève »

Doit-on considérer que l’acte de bravoure de Arnaud Beltrame est un sacrifice qui donne un sens à sa vie, à notre vie, et que la mort sacrificielle lui confère sa valeur ? Qu’est-ce qu’un sacrifice ?

Le terme vient du mot latin « sacrificium » qui signifie étymologiquement « faire le sacré » = « sacrum-facere » (Dom Robert Le Gall — Dictionnaire de Liturgie). C’est une action sacrée par laquelle une personne, une communauté offre à la divinité, selon un certain rite, et pour se la concilier, une victime mise à mort (réellement ou symboliquement) ou des objets qu’elle abandonne ou brûle sur un autel.

« Le sacrifice est donc l’action sacrée par excellence. Il déploie la variété de ses formes entre l’offrande, qui en est le plus bas degré, et le martyr, où le sacrifiant s’offre lui-même comme victime. Si l’on supprime le sacrifice, le culte perd sa fonction essentielle, la mythologie ou la théologie s’appauvrissent d’un de leurs dynamismes créateurs, et (…) la morale d’une dimension maîtresse » (Philos., Relig., 1957, p. 34-13).

Le philosophe Nietzsche nous apporte des éclaircissements intéressants à ce sujet qui, bien que troublants, peuvent nous éviter de tomber dans le piège du fanatisme insidieux lié à la fascination qu’exerce sur nous le spectacle de la « mort sacrificielle » : « Que des martyrs prouvent quelque chose quant à la vérité d’une cause, cela est si peu vrai que je veux montrer qu’aucun martyr n’eut jamais le moindre rapport avec la vérité. Dans la façon qu’a un martyr de jeter sa certitude à la face de l’univers s’exprime un si bas degré d’honnêteté intellectuelle, une telle fermeture d’esprit devant la question de la vérité, que cela ne vaut jamais la peine qu’on le réfute. »

Il pose alors en ces termes la question aux théologiens :

« Comment ! Une cause peut gagner en valeur si quelqu’un lui sacrifie sa vie ! Une erreur qui devient honorable est une erreur qui possède un charme de séduction de plus : croyez-vous, messieurs les théologiens, que nous vous donnerons l’occasion de jouer les martyrs pour vos mensonges ? » 

Sa réponse est dès lors cinglante : « Les martyrs furent un grand malheur dans l’histoire : ils séduisirent. Déduire qu’une cause pour laquelle un homme accepte la mort doit bien avoir quelque chose pour elle. Cette logique fut un frein inouï pour l’examen, l’esprit critique, la prudence intellectuelle. Les martyrs ont porté atteinte à la vérité. Il suffit encore aujourd’hui d’une certaine cruauté dans la persécution pour donner à une secte sans aucun intérêt une bonne réputation. Comment ? Que l’on donne sa vie pour une cause, cela change-t-il quelque chose à sa valeur ? Ce fut précisément l’universelle stupidité historique de tous les persécuteurs qui donnèrent à la cause adverse l’apparence de la dignité. »

Dans une certaine mesure, Albert Camus, au début de son Mythe de Sisyphe, rejoint les propos du philosophe allemand en mettant en lumière la question cruciale que, en tant qu’hommes et maçons, nous nous posons toujours : quel est le sens de notre vie ?

 « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. (…) Si je me demande en quoi juger que telle question est plus pressante que telle autre, je réponds que c’est aux actions qu’elle engage. Je n’ai jamais vu personne mourir pour l’argument ontologique. Galilée, qui tenait une vérité scientifique d’importance, l’abjura le plus aisément du monde dès qu’elle mit sa vie en péril. Dans un certain sens, il fit bien. Cette vérité ne valait pas le bûcher. Qui de la Terre ou du Soleil tourne autour de l’autre, cela est profondément indifférent. Pour tout dire, c’est une question futile. En revanche, je vois que beaucoup de gens meurent parce qu’ils estiment que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. J’en vois d’autres qui se font paradoxalement tuer pour les idées ou les illusions qui leur donnent une raison de vivre (ce qu’on appelle une raison de vivre est en même temps une excellente raison de mourir). »

La dernière phrase est particulièrement importante pour notre sujet, car elle dévoile un paradoxe qui est souvent à l’origine du fanatisme : « Ce qu’on appelle une raison de vivre est en même temps une excellente raison de mourir ». Et on pourrait ajouter pour grossir le trait : « Et une excellente raison de faire mourir »… On ne peut pas, en même temps, dénoncer la mort infamante qu’infligent et s’infligent à eux-mêmes les fanatiques au nom de leur Cause sacrée et encenser la mort glorieuse de celui qui se sacrifie pour une « juste Cause ». 

Dans Précisions (Écrits pacifistes), l’écrivain pacifiste Jean Giono explique, au lendemain des horreurs de la Première Guerre mondiale, que la vraie notion de héros ne peut se rattacher qu’à celle de la vie : « Le héros n’est pas celui qui se précipite dans une belle mort ; c’est celui qui se compose une belle vie ». Dans son réquisitoire contre la guerre et ceux qui la provoquent, il écrit : « Il n’est donc pas vrai que mourir pour la patrie est le sort le plus beau. » car la vérité c’est qu’« il n’y a pas de héros : les morts sont tout de suite oubliés. Les veuves des héros se marient avec des hommes vivants simplement parce qu’ils sont vivants et qu’être vivant est une plus grande qualité qu’être héros mort. ». En effet, pour Giono : « La mort est toujours égoïste. Elle ne construit jamais. Les héros morts n’ont jamais servi ; certains vivants se sont servis de la mort des héros. Mais après des siècles de cet héroïsme, nous attendons toujours la splendeur de la paix ».

Derrière le propos polémique — certes discutable, on peut en convenir — de ce Poilu qui a vécu dans sa chair la barbarie militaire, il faut sans doute discerner une interrogation sur le courage et les ambiguïtés qu’il peut engendrer, face à la diversité des interprétations possibles et de ses usages. 

Le courage est-il en soi une vertu ? Contribue-t-il à donner de la valeur à l’acte que l’on qualifie de courageux ? Ou bien, au contraire, le courage ne vaut-il que quand il est au service des vertus ?

Le philosophe André Comte-Sponville a consacré une très belle analyse à cette notion. Il en souligne d’emblée la troublante ambivalence : 

« Le courage peut servir à tout, au bien comme au mal, et ne saurait en changer la nature. Méchanceté courageuse, c’est méchanceté. Fanatisme courageux, c’est fanatisme. Ce courage-là — le courage pour le mal, dans le mal — est-il encore une vertu ? Cela semble difficile à penser. Qu’on puisse admirer en quelque chose le courage d’un assassin ou d’un SS, en quoi cela les rend-il vertueux ? Un peu plus lâches, ils auraient fait moins de mal. Qu’est-ce que cette vertu qui peut servir au pire ? Qu’est-ce que cette valeur qui semble indifférente aux valeurs ? » André Comte-Sponville cite Voltaire : « Le courage n’est pas une vertu, mais une qualité commune aux scélérats et aux grands hommes. » Et il prend deux exemples : le kamikaze et le terroriste. « Si je dis de quelqu’un : ‘Il est cruel et lâche’, les deux qualificatifs s’additionnent. Si je dis : ‘Il est cruel et courageux’, ils se soustrairaient plutôt. Comment haïr ou mépriser tout à fait un kamikaze ? (…) Imaginons au contraire un terroriste athée : s’il sacrifie sa vie, comment lui supposer des motivations basses ? Courage désintéressé, c’est héroïsme ; et si cela ne prouve rien quant à la valeur de l’acte, cela indique au moins quelque chose quant à la valeur de l’individu. »

Vous me direz : ce sont là des contre-exemples qu’on ne saurait généraliser et, en tous cas, mettre sur le même plan. Et, pourtant, si on retient les mêmes critères utilisés par le chef des armées françaises pour honorer un de ses officiers, peut-on dénier à ces figures le courage de sacrifier leur vie pour une cause qui les dépasse, une transcendance qui en fait — aux yeux des leurs et pas des nôtres, bien entendu — les héros de leur patrie ou de leur foi ? Pourquoi avons-nous donc le sentiment que le suprême sacrifice est, en ce qui les concerne, totalement absurde et qu’il abaisse l’idée que nous nous faisons de l’humanité ? 

En quoi le don suprême, le sacrifice de soi serait d’une nature différente parce qu’il se situe du bon côté de ce que nous croyons juste ? Ou parce qu’il répondrait, pour reprendre l’expression de Camus, à “ce qu’on appelle une raison de vivre (qui) est en même temps une excellente raison de mourir” ?

Le Président Macron semble répondre à cette objection quand il dit : « (L’officier Beltrame) savait aussi que le terroriste détenait une employée en otage. Qu’il se réclamait de cette hydre islamiste qui avait tant meurtri notre pays. Qu’avide de néant, ce meurtrier cherchait la mort, cherchait sa mort. Cette mort que d’autres avant lui avaient trouvée. Une mort qu’ils croyaient glorieuse, mais qui était abjecte : une mort qui serait pour longtemps la honte de sa famille, la honte des siens et de nombre de ses coreligionnaires ; une mort lâche, obtenue par l’assassinat d’innocents ». Il y aurait donc dans le sacrifice une mort « lâche et abjecte » et une mort « héroïque et glorieuse » qui, bien que partageant des caractéristiques identiques, seraient cependant différentes en raison de la cause qu’elles servent, l’une mauvaise et l’autre bonne, cause contre cause. 

Pour ma part — et ce sera ma conclusion — il me semble que le mot de trop, c’est le terme de sacrifice qui ne convient pas du tout, dans sa signification profonde, au geste de notre Frère Arnaud Beltrame. 

C’est justement parce ce n’est pas un sacrifice que son action est courageuse, rationnelle, mais pas téméraire, prudente, mais pas inconsciente, humaine, mais pas aveugle, fanatique, lucide, mais pas follement chevaleresque. Il a accompli son devoir en prenant un risque, mais il n’a pas agi en recherchant la mort. Il ne faut pas confondre le risque qu’on peut prendre dans sa vie (sans nécessairement y trouver la mort) et le sacrifice (où la mort est certaine, parce que voulue pour elle-même). 

Dans le cadre professionnel où il exerçait, ce risque est inhérent au métier, un peu comme l’escaladeur à mains nues qui mesure ses moyens et sa force au défi de vaincre un sommet redouté. L’acte héroïque de Arnaud Beltrame n’est pas un sacrifice parce qu’il ne voulait pas mourir, mais seulement continuer à vivre, et cela avec plus de courage que la moyenne des hommes. Arnaud Beltrame, en tant qu’officier de gendarmerie, est un membre de l’Armée, il ne faut pas l’oublier. Il faut au passage se rappeler la définition philosophique de l’état militaire qu’en donne Emmanuel Kant dans le projet de paix perpétuelle (Article III) : « Recevoir une solde pour tuer ou être tué, c’est devenir instrument ou machine dans la main d’autrui. On ne voit pas trop comment un tel usage, qu’un tiers — l’État — fait des hommes, peut être compatible avec le droit absolu que la nature donne à chacun de nous pour sa propre personne ». Arnaud Beltrame était un soldat expérimenté qui a connu les champs de bataille et était aguerri aux techniques de combat et de survie. Confronté à une nouvelle situation périlleuse à Trèbes, il a choisi une stratégie possible qui pouvait lui donner l’occasion de neutraliser son adversaire, un ennemi redoutable qu’il savait être très dangereux en raison même de son désespoir : « On peut tout craindre de qui ne craint rien. Et que craindrait-il, s’il n’a plus rien à espérer », dit fort justement André Comte-Sponville.

L’acte de Arnaud Beltrame n’est donc pas un sacrifice. Cela n’enlève rien à l’admiration qu’on est en droit de lui porter. Sans doute, portait-il en lui, secrètement, une spiritualité humaniste qui ne saurait se confondre avec une quelconque spiritualité propre au fanatisme religieux ou politique, celui de son assassin et de bien d’autres. 

Savoir discerner ce conflit des spiritualités peut très certainement nous amener à être plus clairvoyants et plus vigilants à l’égard de notre propre engagement maçonnique. « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil » (René Char).

TUA — 2019

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Symbolique

La pierre brute

La pierre brute. Ces mots me parlent. J’ai toujours eu un attrait pour la pierre — elle me fascine — mais aussi pour ce qui est brut. J’entends par brut ce qui est à son état originel, de nature, intact.

En franc-maçonnerie, la pierre brute représente l’apprenti. Si l’apprenti y est assimilé, c’est que tous deux ne sont pas taillés. Ils possèdent encore angles et courbes naturelles, non travaillées.

Pourtant l’apprenti est déjà usé par la vie, tout comme le vent, la pluie, le gel ont modelé la roche. L’apprenti, à travers ses expériences profanes, a lui aussi pris des formes. C’est dans ces formes que la pierre doit être dégrossie.

Je pense au jour de mon initiation, quand on m’a offert une pierre cubique lisse de chaque côté, excepté une face restée rapeuse. 

Je pense aussi à cette phrase qui conclue chacune de nos réunions : « La pierre brute est à peine dégrossie ». J’en déduis qu’il me reste bien du chemin à parcourir, car la pierre brute est synonyme de début de voyage.

Dans ma vie professionnelle, j’ai fait de la maçonnerie, mais surtout j’ai travaillé cinq années en montagne. Cerné par la roche et par une nature parfois intacte. J’ai dû à plusieurs reprises casser des rochers à la force de mes bras. En frappant ces rochers avec « force, beauté et sagesse », se formaient des pierres plus ou moins grosses. Chaque pierre avait sa forme unique, sa teinte personnelle. Pourtant elles étaient issues du même massif.

Peu importe leurs différences, les pierres brutes aussi peuvent créer l’unité. S’imbriquer les unes dans les autres. Se stabiliser entre elles. Monter le plus droit possible. Former des murs — pourquoi pas ceux de notre temple — ou des colonnes — pourquoi pas celles qui encadrent sa porte. Et être scellée par un ciment fraternel. 

J’aime aussi à penser que dans chaque pierre brute se cache un cœur précieux.

TUA – 2017 

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Questions à l'étude des loges

En quoi le revenu universel nous interroge-t-il sur notre relation au travail ?

Le revenu universel s’inscrit déjà dans une longue histoire.

L’idée d’allocation versée aux plus pauvres par la puissance publique et non plus par la charité privée naît dans le mouvement humaniste de la Renaissance.

On situe généralement les origines du concept d’allocation universelle à L’Utopie de Thomas More, publié en 1516. Dans l’île imaginée par More, chacun est assuré des moyens de sa subsistance sans avoir à dépendre de son travail. 

Créé par la loi du 1er décembre 1981, le revenu minimum d’insertion (RMI) visait à rompre avec le principe de spécialité qui régissait jusque-là les différentes prestations et à assister les plus démunis.

Les idéologies et religions s’emparent aujourd’hui d’un débat qui revient dans l’actualité.

Les sociaux-démocrates y voient un excellent moyen de redistribuer une partie de la richesse collective. Les libéraux, une formidable justification pour alléger les salaires et flexibiliser le marché du travail, une sorte de « solde tout compte ». Quant aux humanistes, ils insistent sur l’attention qui doit être accordée à chaque être humain, du simple fait de son existence et de son appartenance à la collectivité. Le revenu universel doit s’étudier en corollaire de notre devise républicaine : Liberté, Égalité, Fraternité.

Dans nos sociétés contemporaines, la pauvreté et les inégalités progressent. Malgré une sécurité sociale construite après 1945, basée sur la solidarité, le taux de pauvreté augmente : 14,1 % soit environ 8,8 millions de personnes en France.

Le GODF travaille à l’amélioration matérielle et morale, au perfectionnement intellectuel et social de l’humanité.

Article Premier de la Constitution du GODF

Le revenu universel touche à l’aspect moral, intellectuel, matériel et social de l’homme,

Peut-on définir en préalable le revenu universel et le travail ?

Le revenu universel serait versé à tous. Il peut être inconditionnel (sans condition de ressources, d’âge) et versé à vie ou être versé progressivement suivant des critères liés aux inégalités sociales. Il interroge sur les ressources de financement, les conditions ou non d’attribution, la relation au travail, la production de richesse…

Le travail dans nos sociétés occidentales prend différentes formes. Quelques exemples : salariat, professions libérales, statut d’autoentrepreneur, chef d’entreprise, vente à domicile, travail social et solidaire… Il peut être subi, choisi, être épanouissant, mais peut aussi générer de la souffrance. Il peut être élargi aussi à l’activité humaine d’apprentissages divers, formation, pratiques d’activités culturelles sportives ainsi qu’aux activités sociales, bénévoles, rémunérées ou non qui procurent bien être et épanouissement.

L’homme pratique ces activités et travaille tout au long de sa vie.

Le travail comme une finalité, un accomplissement personnel.

Le revenu universel permettrait de satisfaire les besoins essentiels de l’homme dans sa vie : se nourrir, se loger, s’instruire, se soigner ; sa dignité d’homme serait garantie pour devenir un homme social, épanoui. La pyramide de Maslow reprend et hiérarchise les différents besoins de l’homme : besoins physiologiques, besoins de sécurité, besoins d’appartenance, besoins d’estime et besoins d’accomplissement personnel. Le travail libère, devient une finalité humaine qui socialise, il permet de s’intégrer à la société. Il suppose également que dans une société idéale, le plein emploi existe pour permettre à chacun de vivre dignement et solidairement. L’économie sociale et solidaire responsabilise les acteurs économiques ainsi que les coopérateurs.

Le travail considéré comme un moyen.

Dans ce cas, le travail est une obligation, une nécessité pour avoir un revenu qui permet de satisfaire les besoins primaires. Dans notre société, le plein emploi n’existe pas. Malgré les politiques économiques menées depuis plusieurs décennies, le chômage augmente avec la précarisation des emplois et des statuts. L’automatisation des tâches, les algorithmes, les progrès de productivité, les nouvelles technologies créent de nouvelles richesses et détruisent plus d’emplois qu’ils n’en créent. Sur le long terme, la durée annuelle de travail a baissé et le chômage structurel et conjoncturel augmente. Le plein emploi reste impossible à atteindre et nous oblige à réfléchir à un système politique, économique et social qui assure une égale dignité à tout homme, un travail, une activité et un revenu. 

Le revenu universel est-il une solution, voire la solution ?

Dans la mesure où il est universel, inconditionnel, il permet de promouvoir les valeurs de solidarité, partage, dignité pour satisfaire les besoins essentiels de l’homme. On pourrait alors imaginer un revenu universel versé à tous et un revenu du travail venant le compléter, mais ce système peut questionner sur plusieurs points. Il supposerait qu’au préalable chacun ait un emploi et un travail rémunéré, ce qui reste aujourd’hui un objectif certes souhaitable, mais irréalisable dans l’état actuel des politiques conduites. Le revenu universel est un aménagement du système capitaliste actuel, il ne doit pas permettre aux entreprises de diminuer le montant des salaires sous prétexte que la collectivité apporterait un revenu universel.

Et il y a aura encore une grande échelle sociale entre ceux qui voudront gagner de l’argent pour accumuler des richesses et ceux qui se contenteront du revenu universel complété ou non de petites activités. La recherche de justice sociale, d’égalité, de solidarité devra progressivement diminuer les inégalités. Le lien travail — emploi — revenu est abordé dans la Constitution de 1946. Le travail est présenté comme un devoir, un emploi comme un droit.

Article 5 : « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi ».

Article 11 : « Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ».

Enfin, ce revenu universel serait versé avec un montant à définir, variable ou non dans la vie d’un homme, sous ou sans condition de ressources. La question du financement se pose avec ses sources (fiscalité et taxes, cotisations sociales…) et ses modes de redistribution. Le lien revenu universel – travail ne doit pas entraver la volonté de travailler, ni accroître les inégalités, mais favoriser la justice sociale, la liberté individuelle, la solidarité et l’épanouissement de l’homme tout au long de sa vie.

En conclusion

Le revenu universel doit être un moyen de repenser notre approche du travail  tout au long de notre vie à travers les activités humaines, sociales, bénévoles, économiques. Il doit se faire à partir de nos valeurs humanistes d’égalité, de liberté, de dignité et de solidarité.

Les relations travail – revenu universel sont à repenser et à créer entre utopie et réalisme.

Un nouveau paradigme humaniste, politique, économique et social sera à inventer.

TUA — 2017 

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Philosophie

Le chamane

Il y a quelques années sur d’autres colonnes, un Frère était intervenu pour souligner la hiérarchie incontournable des religions : en bas de l’échelle les animismes, au milieu les polythéismes, au sommet, supérieurs à toutes, les monothéismes.

J’avais été quelque peu interloqué et avais pris la parole pour défendre les peuples animistes ou polythéistes, dont la spiritualité, me semblait-il, était bien plus vivante, bien plus profonde, que celle des peuples monothéistes par ailleurs grands massacreurs de peuples et discriminateurs de femmes au nom de l’Éternel.

Et puis quelque temps plus tard, une évidence s’était imposée : je n’étais ni athée ni agnostique, j’étais animiste, en bas de l’échelle, ce qui m’allait bien. D’où l’idée de cette planche mélangeant histoires, sciences et convictions (toutes au pluriel).

Il y a 2 500 ans, Héraclite disait : « La sagesse exige l’investigation de nombreuses choses. » Investiguons donc…

Je suis Chamane… 

Je détiens un savoir que les anciens m’ont transmis et que j’ai acquis directement en rencontrant les esprits. Depuis des millénaires j’arpente les plaines et les forêts, les rivages et les montagnes, les déserts glacés et brûlants de tous les continents. Je n’ai ni dogme, ni texte révélé, ni idole, ni pape, ni chapelle, ni conquête. Mon église est la nature, ma seule certitude… l’unité de la vie.

Je jongle avec l’impalpable. Je chante l’indicible et colore l’invisible. Je vois en dedans et au-delà des choses. Je suis l’intermédiaire avec l’autre monde, le maître des plantes et des esprits, le guérisseur naturel et surnaturel. Je suis le gardien du temps qui passe et du temps qu’il fait, de la fécondité, des récoltes et de la chasse. J’accompagne mon clan, je suis le garant de son équilibre. Je suis craint et respecté, car plus qu’un autre j’ai le Don, plus qu’un autre j’ai le Pouvoir. 

Chamane…

Au XIXe siècle, les premiers anthropologues m’ont donné ce nom générique parce qu’il fallait bien classer dans une boîte des pratiques qu’ils ne comprenaient pas. J’habitais le pays Toungouse, au cœur de la Sibérie, et battais tambour pour entrer en transe et guérir. Les anthropologues me considérèrent comme un malade mental.

Chamane… Au début du siècle dernier, mon nom s’est répandu quand on a trouvé mes clones en Indonésie, en Ouganda, au Pôle Nord ou en Amazonie. Certains chantaient, d’autres buvaient des décoctions. Certains disaient guérir, d’autres jetaient des sorts. Les hommes de science me dirent névrosé, épileptique, psychotique, hystérique, schizophrène…

Cinquante ans plus tard, Lévi-Strauss admit que j’étais moins fou que l’on ne pensait, que j’étais un maître du chaos, un créateur d’ordre, une sorte de psychothérapeute. Plus tard, d’autres ethnologues ont admis ne plus très bien savoir qui j’étais et comment nous cataloguer, moi et mes comparses, techniciens de l’extase, spécialistes universels de la transe, des langages secrets, des ascensions célestes, des descentes infernales, des échelles et des cordes qui relient le ciel et la terre et qui permettent d’accéder au monde des esprits.

Je suis Chamane et mon domaine est la matière. La terre est matière, la plante est matière, l’animal est matière, l’homme est matière et la matière est vivante, et la matière à une âme.

Je suis Chamane et mon domaine est l’esprit. L’esprit est l’essence vitale des choses. Par nature immatériel, je ne peux le percevoir que de manière incidente. Pour y parvenir, je dois créer le décalage, changer ma perception pour ouvrir de nouvelles perspectives. Le jeun m’y aide, le chant m’y aide, l’absorption de plantes m’y aide. La plante est mon alliée, je suis la plante et je n’ai plus qu’à écouter ce qu’elle me dit. Quand mon champ de conscience est élargi, je vois la réalité du monde dans sa globalité. 

Mon totem est minéral… 

Certes, un petit caillou n’a guère d’âme, mais la plage en a une, et Uluru aussi. Uluru, que d’autres appellent Ayers Rock, montagne-île gigantesque au cœur du désert australien, créé avant même que le temps puisse être compté, créée au Temps du Rêve, quand les esprits des Grands ancêtres
se sont incrustés dans les paysages
où ils sont pour toujours. 

Mon totem est cristal. Substance sacrée des origines, il illumine le monde. Je suis cristal, parcelle d’être en mouvement et en transformation, révélateur de l’âme et de ses égarements, pourvoyeur de clairvoyance, découvreur de l’invisible.

Mon totem est végétal… 

Il est l’arbre qui recueille toute la sagesse du monde. J’ai vu le chêne sacré, gardien d’orages et de justice, cacheur d’aurores très anciennes… Je l’ai dédié à Jupiter, et le laurier à Apollon, et l’olivier à Minerve, et les forêts ont été les premiers temples de la divinité.

Mon totem est champignon. Psilocybe que mes ancêtres mayas ont sculpté dans la pierre, Amanite tue-mouche, pilier du monde, axe du ciel, soma des Indiens…

Mon totem est cactus San Pedro et bouton de peyotl, feuille d’iboga et de tabac. Il est liane, yagé colombien, natem des Jivaros, ayahusca des Péruviens… Liane de mort et liane de l’âme… Quand je l’absorbe, je franchis l’étape effrayante de la mort et du démembrement pour accéder à un nouveau niveau de connaissance. Alors mon âme voyage et je communique avec les esprits, leurs chants et leurs visions, et je soigne, devine, révèle… Champignons, cactus, feuilles, lianes ils sont la chair des dieux.

Mon totem est animal…

Au début des temps, il n’y avait pas de différence entre les hommes et les animaux. Un homme pouvait se transformer en animal s’il le désirait et un animal pouvait devenir un être humain. Tout le monde parlait la même langue. 

Mon totem est plume. La plume de corbeau est plume de mort : elle endort mon ennemi. La plume de geai est plume de vie : elle éveille mon esprit. La plume de grue est plume de paix : elle transforme l’ennemi intime qui est en moi.

Mon totem est serpent. Serpent des origines : Sito des Égyptiens, Quetzalcoatl des Toltèques, Ouroboros des Béninois. Serpents cosmiques s’enroulant en spirales, reproduisant — est-ce vraiment un hasard ? — la double hélice de l’ADN, une représentation que l’on trouve dans les sceaux mésopotamiens comme dans les peintures visionnaires de mes frères sud-américains.

La Terre est notre mère…

La Terre est une carte. La Terre est un canevas. Il n’y a aucun espace vierge. Tout le terrain est couvert. Tout est inclus : toutes les choses, toutes les créatures vivantes. Personne n’est à l’écart de la chaîne. L’esprit de la Terre pénètre tout. Chaque chose, chacune à sa manière, n’est que le reflet d’une même conscience, et la Terre est comme un livre sacré sur lequel sont imprimés les mystères de la création.

Un jeune chamane…

« Ce soir, je suis en bonne forme, et quarante minutes après avoir ingéré ma potion l’ivresse monte. Le cœur, la force et la connaissance sont les trois ingrédients de la sauce dans laquelle je veux mijoter.

Le cœur… Le désir puissant et l’intention d’apprendre. J’en tiens un bout, je dois le faire grandir et le purifier pour qu’il s’épanouisse.

La force… Elle me tournait autour depuis quelques jours déjà et ce soir elle m’enveloppe et me pénètre : une décharge puissante comme si la foudre m’était tombée dessus, un chant qui vibre d’une tonalité inhabituelle. Je la laisse se promener, curieux et exalté. 

Je trouverai ce qui voudra bien m’être donné, mais cette force est indispensable, et il faut qu’elle progresse avec moi, et plus elle progressera, plus il faudra la dominer. 

La connaissance… Y accéder est assurément ce qu’il y a de plus long, de plus difficile et de plus glorieux aussi. Pour l’instant, je suis sourd et aveugle. Il va falloir tout mettre à plat et bâtir, laisser venir… »

Un vieux chamane… 

« Je ne savais rien de la vie, je ne savais rien de rien, j’étais un imbécile. Quand j’ai commencé à apprendre avec mon père, j’ai abandonné mon métier et j’ai commencé à comprendre. Aujourd’hui, j’ai le sentiment d’avoir passé ma vie dans la meilleure des universités, moi le pauvre idiot d’indien, et chaque jour j’apprends un peu plus. Toi, mon apprenti, tu n’en es qu’au tout début. Tu vas découvrir des choses magnifiques, mais il faudra que tu aies la capacité de gérer les trésors que tu vas dénicher. Il faudra que tu renforces ta connaissance avec une grande attention. La clé du succès réside dans la persévérance et dans un bon équilibre…

Tu es tout, l’univers tout entier. La poussière des étoiles, les atomes de l’univers. La goutte, la pluie et le ruisseau, le fleuve et l’océan. Les gaz, la brise et la tempête. Le feu des volcans et celui des étoiles. La plume et la feuille, la force et la maladie, la sagesse et la folie. Tu es la mort, tu es la vie, et tu dois bien faire attention à tout, car tout est en toi. Ne rejette rien sans réfléchir, car c’est toi que tu rejettes. »

Mes Frères…

La littérature chamanique est abondante, les manières d’aborder le sujet infinies. Je ne fais ce soir qu’effleurer le sujet et vous propose deux ou trois pistes que j’ai suivies au presque hasard de mes lectures et de mes expériences. 

La première chose qui me frappe lorsque je me confronte à la réalité du chamanisme, à la réalité des autres réalités, c’est l’étendue de mon ignorance. Qui suis-je pour être sûr de quoi que ce soit ? Je suis comme le jeune chamane, aveugle et sourd, mais si curieux devant les mystères du monde. Et malgré mon ignorance, je ne peux m’empêcher d’avoir quelques convictions.

Ma première conviction est que la vie est partout.

Je l’ai exprimé dans une planche précédente en empruntant un texte que Barjavel a écrit le jour de son soixante-dixième anniversaire : « Je m’émerveille de la grandeur infinie, si bien finie, de chaque poussière de poussière. Et je m’émerveille de l’ingéniosité de chaque détail : 

ma main, mon oreille, le monde organisé de chacune de mes cellules, les tourbillons vides de l’atome, le vide infranchissable du bois de ce plateau. Vide, tout est vide. 

Et ce vide est si méticuleusement et si grandiosement ordonné, qu’il emplit et construit et anime le vivant et la pierre. La pierre est vivante, la pierre grouille et tourbillonne, la pierre est vide, je suis vide, je contiens l’univers, je suis un univers de miracles. »

Ma deuxième conviction est que l’intelligence est partout.

Si le grain de sable n’est guère intelligent, il est cependant composé d’atomes, et ces atomes sont dotés de mémoire cumulative. C’est-à-dire qu’outre leurs propriétés physiques, ils fonctionnent un peu comme un cerveau humain, créant des circuits internes, en modifiant d’autres… L’acquis mnémonique est présent, ne serait-ce que de façon infinitésimale.

Quand on passe au domaine végétal, l’argumentation est plus évidente. Même la vénérable institution qu’est la revue britannique Nature le reconnaît : la recherche sur l’intelligence des plantes est en train de devenir un objet d’études scientifiques sérieux. Les chercheurs découvrent la remarquable complexité du comportement des plantes. Si l’on en croit l’auteur de l’article, Anthony Trewavas, membre de la Royal Society, les plantes ont des intentions, évaluent les aspects complexes de leur environnement, prennent des décisions. D’autres études montrent que les plantes répondent aux attaques de prédateurs, détectent les signaux de détresse d’espèces différentes, communiquent entre elles par des signaux moléculaires et électriques dont certains ressemblent étonnement à ceux qu’utilisent nos propres neurones. Si elles ne pensent sans doute pas, elles sont capables d’intention, elles savent calculer ce qui se passe et s’adapter. Les plantes, certes, n’ont pas de cerveau, mais elles agissent comme un cerveau.

Les amibes ne sont ni végétales ni animales. Elles non plus n’ont pas de cerveau, 

mais elles montrent un réel degré d’intelligence. Certaines s’unissent pour former des cellules géantes qui peuvent atteindre la taille d’une main. D’autres se déplacent pour se nourrir. Confrontées à un labyrinthe, elles trouvent infailliblement le plus court chemin pour atteindre leur nourriture.

Quant au règne animal, les preuves d’intelligence pullulent. La capacité à faire des abstractions n’est pas réservée aux seules abeilles. La capacité d’apprentissage, de mémorisation, d’adaptation est commune à tant d’insectes, oiseaux, mammifères… Même le cafard perçoit le monde et y agit. Avec son corps et son cerveau, il perçoit d’infimes mouvements de l’air et détecte les prédateurs. Il sait et réagit en se sauvant.

Ils ne leur manque que la parole… Mais la parole, ils l’ont ! Sauf que la plupart du temps nous ne la comprenons pas. Les papillons communiquent par ultraviolets, les abeilles par leurs danses, les fourmis et bien d’autres animaux par phéromones, les singes et bien d’autres par ultrasons, et tant d’autres encore par postures, mimiques, chants, cris… 

Le monde ruisselle de signes, le monde ne cesse de communiquer. N’est-ce pas ce que nous disent depuis toujours les chamanes ?!

Ainsi l’intelligence est partout dans la nature. 

Intelligence est-il conscience ? Vaste débat… Probablement à cause de l’influence de la culture chrétienne, nous, occidentaux, rois autoproclamés de la création, nous avons du mal à accepter la possibilité d’une intelligence autre qu’humaine. L’intelligence serait un don de Dieu réservé aux seuls humains. Alors la conscience !… Quelle conscience d’ailleurs ? La normale de tous les jours ou celle du saint et du mystique, du médium et de l’ermite, du contemplatif, du visionnaire, du yogi du voyageur de l’autre monde ? La conscience du chamane ?!…

Intelligence, conscience, compréhension, savoir… Les différentes cultures traduisent ces mots dans leur langage, chacune à sa manière. L’analyse étymologique des dits mots conduit sur des chemins bien différents. Le « savoir » français, par exemple, renvoie à la pensée, alors que le « know » anglais renvoie à la faculté de reconnaître et le « chi-sei » japonais à celle de jauger… Les mots reflètent ainsi souvent nos conceptions, nos a priori. À nous de « savoir » les dépasser, à nous de rester ouverts à toutes les possibilités.

Nous restons obsédés par la différence entre les espèces humaines et animales, végétales et minérales, chacune dans sa petite boîte où rien ne dépasse. Mais ne sommes-nous pas des animaux, et nos capacités ne proviennent-elles pas d’un passé que nous partageons avec le reste de la création ? Ne sommes-nous pas tous poussière d’étoiles ?

Dans d’autres cultures, dans d’autres religions, les gens n’ont aucun mal à accepter

que chaque chose possède une âme, un esprit… Bien des chercheurs, humanistes ou philosophes ont abordé le problème de l’intelligence, de la conscience, de l’âme. Ils se sont posé la question de la limite entre l’humain et l’inhumain sans pouvoir vraiment y répondre.

Il y a 60 ans, l’écrivain Vercors, dans ses « Animaux dénaturés » reprenait les grandes définitions de l’homme qui ont été exposées au cours de l’histoire. Peut-être l’homme était-il un condensé, un mélange de toutes les caractéristiques énoncées ici et là. Peut-être la clé était-elle le questionnement sur soi-même, sur ses origines, sur son avenir. Les animaux ne se poseraient pas toutes ces questions, mais qu’en savons-nous réellement nous qui ne pouvons pas entrer vraiment dans leur esprit ? Vercors concluait que nous ne saurions jamais comment définir l’homme, mais que nous pouvons continuer à en débattre.

Alors certes « la sagesse exige l’investigation de nombreuses choses », mais tout compte fait, elle exige sans doute aussi la contemplation du mystère.

Pour ma part, je ne mets pas de limite. Comme le chamane, je vois l’intelligence partout, je vois la conscience partout. Tout à une âme, simplement à des degrés différents.

Animiste et fier de l’être !

TUA — 2019 

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Vice et vertu de l’idée de Progrès

Pour donner le ton de mon propos, je voudrais tout d’abord mettre en évidence ce court passage d’un roman de l’écrivain franco‐égyptien Albert Cossery, intitulé Les fainéants dans la vallée fertile 

« Ils ne tarderont pas longtemps, te dis-je, à gâcher cette vallée fertile et à la transformer en un enfer. C’est ce qu’ils appellent le progrès. Tu n’as jamais entendu ce mot‐là ? Eh bien, quand un homme te parle de progrès, sache qu’il veut t’asservir. »  

De la même manière, je citerai un autre romancier, Ret Marut, alias B.  Traven, l’auteur, entre autres, du Trésor de la Sierra Madre et activiste anarchiste des années 20 aux milles pseudonymes : 

« Qu’il me faille quatre semaines ou quatorze heures pour aller de Munich à Hambourg aujourd’hui, cela m’est de moindre importance, pour mon bonheur, et surtout pour ma condition humaine, que la question : Combien d’hommes, qui comme moi aspirent à la lumière du soleil, sont astreints dans les usines à devenir des forçats, à sacrifier la bonne santé de leurs organes, de leurs poumons, pour construire une locomotive. »  

Une fois achevée la rédaction de ce travail, son titre initial m’est apparu un brin erroné.

« Vicissitudes de l’idée de Progrès »

… conviendrait mieux, mon approche, telle que je vais la présenter ici, étant finalement plus critique qu’élogieuse. Cela ne m’est pas apparu si grave, car, après tout, le progrès n’a besoin de personne tant ses défenseurs sont nombreux. 

Douter de l’idée de progrès semble nécessaire à l’heure où nos sociétés sont soumises à une crise généralisée, économique, sociale, environnementale, psychologique même, morale sûrement, probablement sans précédent par son ampleur et sa capacité d’entraîner le monde entier dans ses défaillances. Et si la recherche du progrès y était pour quelque chose ? 

La recherche du progrès repose sur un imaginaire si présent dans la société qu’il anime aujourd’hui les discours institutionnels et justifie chaque intention officielle, dans tous les domaines : politique, scientifique, économique, managérial, juridique, philosophique… 

L’idée de progrès, autrement dit la croyance que notre civilisation (et la nôtre seulement) porte en elle le germe d’un progrès indéfini dans les domaines matériel et moral, s’offre telle une évidence, un lieu commun que nous avons perdu l’habitude de remettre en question. Cependant l’idée de progrès et sa recherche, qu’on appellera le progressisme, n’ont pas tout le temps et partout existé. 

L’anthropologie montre que les sociétés traditionnelles, dites primitives ou archaïques, n’ont eu pour ambition que de persister à l’identique, sans jamais perdre le sens de la limite entre ce qui est possible et impossible, souhaitable ou pas, alors que pour nous tout ce qui est possible est souhaitable. Le progrès, en tant qu’idée, suppose l’engagement permanent vers une étape à venir qui se doit d’être meilleure que celle qui a précédé. 

Certains historiens des idées décèlent dans l’avènement du christianisme les débuts de la notion de progrès, tant individuel que collectif. Dieu, envoie son fils sur terre avec comme projet de parfaire l’humanité afin que le plus grand nombre accède au royaume des cieux. Le paradis de la vie éternelle, une fois la vie ordinaire achevée, entre dans l’histoire. Il impose à ses coreligionnaires un projet, c’est-à‐dire une projection dans le temps à venir, visant un perfectionnement de soi dans l’optique d’un monde meilleur. Même si ce monde meilleur s’inscrit dans un au‐delà, celui‐ci survient après, et pose le futur comme un horizon d’amélioration souhaitable. 

Cet imaginaire chrétien perdure à travers les siècles et entre en résonnance, avec plus ou moins de frictions, avec ce qu’il est d’usage d’appeler la « modernité » philosophique, politique et économique. 

Le sociologue Max Weber a analysé le rapport existant entre L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, titre de l’un de ses ouvrages dans lequel il explique que le protestantisme a préparé le terrain au capitalisme, notamment dans les pays anglo‐saxons et du nord de l’Europe. Selon lui, le puritanisme a préparé et accompagné l’idéologie du travail pour le travail et la condamnation de l’oisiveté comme péché, ce qui était nécessaire à l’enrôlement des énergies dans un nouveau mode de production. 

S’il y eut donc de la croyance religieuse derrière tout cela, il y eut aussi malgré tout, et en même temps, le rôle de plus en plus important accordé aux forces de la raison, portées par la philosophie des Lumières et à l’expansion des sciences. Avec elles, la foi dans la raison doit remplacer la foi religieuse et l’individu est, selon la pensée des Lumières, idéalement considéré comme un sujet doué d’un pouvoir émancipateur de libre pensée. 

Penser par soi‐même, se délivrer des conformismes et agir sa vie en fonction de son libre arbitre devient le credo de l’homme moderne, qui ne se conçoit plus comme soumis à la fatalité d’une condition humaine dictée par un Dieu tout puissant, tout comme il ne se considère plus comme ancré dans une tradition à respecter par principe. 

Mais cet individu que la philosophie des Lumières a prétendu libérer, n’est‐il pas aussi le sujet idéal du libéralisme économique, libre de penser par lui‐même et d’agir rationnellement selon ses intérêts individuels, pour ne pas dire individualistes, pour sans cesse améliorer ses conditions et concourir, grâce au miracle de la « main invisible » (Adam Smith), au progrès de la communauté ? 

Or, l’individu libéral, producteur et accumulateur, prétendument émancipé des préjugés, des coutumes et des traditions, n’a‐t‐il pas plutôt développé une attitude psychologique entraînant une forme d’élitisme par l’argent, la recherche narcissique de l’embourgeoisement et le mépris du peuple et de ses traditions ? Un tel personnage paraît tout disposé à se conformer sans faille à son rôle d’acteur économique à part entière, avant tout préoccupé par sa propre prospérité.

Il faut aussi constater que la diffusion, pour ne pas dire l’impérialisme, du modèle économique libéral a connu une accélération au sortir de la Seconde Guerre mondiale. L’idée de progrès fit alors un bond en avant. 

À la guerre mondiale succéda une espérance mondiale, portée par le grand sauveur du monde, les États‐Unis d’Amérique. L’idéologie du développement, explique l’anthropologue Gilbert Rist, s’accéléra lorsque le président Truman prononça son discours d’investiture, le 20 janvier 1949. Le développement, affirmait‐il, devait devenir le droit — et bientôt le devoir — de tous les pays du monde. Aussi les États‐Unis allaient‐ils généraliser l’aide financière et technique qu’ils réservaient jusqu’ici à l’Amérique Latine :

« Notre but devrait être d’aider les peuples libres du monde à produire, par leurs propres efforts, plus de nourriture, plus de vêtements, plus de matériaux de construction, plus d’énergie mécanique afin d’alléger leurs fardeaux. (…)  Une production plus grande est la clef de la prospérité et de la paix. Et la clef d’une plus grande production, c’est une mise en œuvre plus large et plus vigoureuse du savoir scientifique et technique moderne. »

Vous comprendrez que, plus que le respect des Droits de l’Homme et du Citoyen, l’idée de progrès semble avoir parfaitement accompagné le développement d’un capitalisme fondé sur la technologie et le développement d’une éthique essentiellement matérialiste. Il a conduit chez nous à la société de consommation que nous connaissons, sans pour autant régler la question de la misère dans le monde.

Après tout, l’idéologie du développement n’a‐t‐elle pas pris le relais du colonialisme, mais sous des allures plus progressistes, justement ? En y regardant de plus près, les technocrates du développement n’ont pas toujours manqué de cynisme. Ainsi écrivait J. L. Satie, dans The economic journal, vol.  LXX, 1960 : 

« Le développement économique d’un peuple sous‐développé n’est pas compatible avec le maintien de ses coutumes et mœurs traditionnelles. La rupture avec celles‐ci constitue une condition préalable au progrès économique. Ce qu’il faut, c’est une révolution de la totalité des institutions et des comportements sociaux, culturels et religieux et, par conséquent, de l’attitude psychologique, de la philosophie et du style de vie. Ce qui est requis s’apparente donc à une désorganisation sociale. Il faut susciter le malheur et le mécontentement, en ce sens qu’il faut développer les désirs au‐delà de ce qui est disponible, à tout moment. On peut objecter la souffrance et la dislocation que ce processus entraînera ; elles semblent constituer le prix qu’il faut payer pour le développement économique. » 

Pourtant la crise anthropologique et environnementale que nous traversons ne devrait‐elle pas ramener notre prétention au progrès universel à plus de sagesse et d’humilité ? 

Ce paradoxe se pose en face de nous, ressortissants des sociétés du progrès autoproclamées, avec d’autant plus d’importance que nous avons aujourd’hui produit des technologies qui pourraient, en cas de dysfonctionnement dont Fukushima ne pourrait être qu’un préambule, rayer de la carte une grosse part de l’humanité et dévaster la terre pour des millénaires. 

En outre, à force de se croire supérieures en tout, les sociétés du progrès sont largement atteintes par le syndrome de déni de la réalité. On ne veut plus la voir telle qu’elle est vraiment et on se laisse abuser par le mirage de la réalité telle que certains (les élites politiques, économiques, intellectuelles) voudraient qu’elle soit. Cet inconvénient creuse le fossé entre la vie vécue par l’homme ordinaire et celle érigée en modèle par les institutions. 

Il me semble que nous, franc‐maçons, qui travaillons pour le perfectionnement de l’humanité tout en puisant dans une tradition de vieille mémoire, devrions être particulièrement attentifs à cette contradiction qui nous traverse également. 

Je note toutefois qu’en préambule de l’ouverture de nos tenues, la franc-maçonnerie est sagement qualifiée d’institution « progressive, qui ne se confine pas dans le passé », et non de « progressiste, qui idolâtre le futur au motif qu’il serait toujours mieux ». 

Plus que quiconque nous devrions nous interroger sur la manière de préserver les équilibres, de ne point trop défaire le monde à force de vouloir faire son bonheur, y compris lorsqu’il n’a rien demandé. 

Prétendre faire le bonheur des autres à leur place est le pire des mépris. Le progrès est devenu une forme de pensée unique, partie prenante de ce que le philosophe italien Luciano Canfora appelle le « fondamentalisme occidental » : 

« Quand s’éteindra le fondamentalisme occidental, qui domine aujourd’hui la partie la plus puissante et la plus agressive de l’Occident, alors on recommencera à comprendre que les différentes parties de la planète ne peuvent vivre ensemble que s’il est permis à chacune de vivre selon ses propres principes ». 

De ce point de vue, la résistance au changement permanent représente peut‐être bien l’avenir de la Résistance. Et nous devrions sans doute tourner plusieurs fois notre langue dans notre bouche avant de parler de progrès, afin de vérifier qu’il s’avère bien toujours synonyme d’une émancipation librement consentie.

TUA — 2014

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Sociétal

La fronde et la faux

« Je veux chercher si, dans l’ordre civil, il peut y avoir quelques règles d’administration légitime et sûre, en prenant les hommes tels qu’ils sont, et les lois telles qu’elles peuvent être. Je tâcherai d’allier toujours, dans cette recherche, ce que le droit permet avec ce que l’intérêt prescrit, afin que la justice et l’utilité ne se trouvent point divisées. »  

Tels sont les premiers mots de Rousseau traitant Du contrat social, et tels seront mes préoccupations dans ce travail. Rousseau nous propose d’étudier si les règles qui établissent notre société sont à la fois bonnes pour l’homme en tant qu’individu et bonnes pour l’ensemble de la communauté à  laquelle il appartient. Autrement dit, d’établir de quelle manière la légalité et la légitimité sont liées.  

Si la plupart des lois qui encadrent la vie en société se veulent légitimes, il existe de nombreux cas où elles diffèrent de ce qui semblerait bon pour l’individu. Ainsi doit-on punir par la loi l’homme qui volerait de la nourriture pour ses enfants ! Pour moi, la réponse serait bien sûre que non, mais nous ne pouvons pas pour autant en faire un principe universel applicable en toute circonstance. 

Kant nous propose comme base de réflexion le principe de « bonne volonté », définie par la formule mère : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle ». 

Mais s’il est facile de se faire un avis avec cet exemple simple, Diderot, dans ses contes philosophiques nous propose un tout autre cas de conscience, que je vous propose à présent. 

Un homme, réputé pour sa droiture et son équité, est appelé pour résoudre un conflit dans une affaire d’héritage. Un notable du village accueil notre homme et lui remet les clés de la maison du défunt en lui demandant de regarder si ce dernier avait rédigé un testament pour affecter l’ensemble de ses biens, et si oui de l’attribuer à qui de droit. Or il se trouve qu’en fouillant la maison, notre homme trouve deux testaments, un ancien distribuant l’ensemble de ses richesses à une famille pauvre du village, et un plus récent donnant ses ressources à son jeune et riche neveu parisien. Quel choix l’homme peut-il faire face à cette situation, respecter la loi en choisissant le neveu ou faire preuve de cœur et déchirer le testament ? 

Là s’arrête l’exposé de la situation dans les contes philosophiques, mais il n’est pas facile de se faire une opinion. Changerait-elle si nous ajoutions des données supplémentaires ? Par exemple, que la famille en question dépensera outre mesure pour finalement redevenir miséreux, ou bien que le jeune neveu, en véritable philanthrope, ouvrira un orphelinat avec les fonds ? Je ne peux pas m’en remettre au principe universaliste de Kant sans en garder de l’amertume. 

Ainsi se pose la question des limites : jusqu’où suis‐je prêt en tant qu’individu à accepter les lois d’un système auquel j’adhère sans pour autant en accepter toutes les règles ? Cette acceptation n’est-elle liée qu’à ma morale, elle‐même liée en grande partie à mon éducation ? Et si je n’adhère plus aux ou à une loi, quels sont mes moyens d’agir ? 

Pour Étienne de La Boétie, dans son Discours de la servitude volontaire, c’est par la force de l’habitude et un conditionnement dès le plus jeune âge que les hommes se soumettent aux lois. Ils ont peur du changement, alors qu’il leur suffirait de se soulever contre « un seul homme, qui en commande dix, qui en commande cent ». Sa pensée peut aussi se résumer très brièvement par : « Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres. »  La célèbre phrase de Vergniaud complète : « Les grands ne sont grands que parce que nous sommes à genoux : levons‐nous ! »  

Pour La Boétie, la liberté n’est pas l’objet de la volonté, mais volonté et liberté sont confondues : désirez et vous êtes libre, car un désir qui n’est pas libre n’est pas concevable, et n’est donc pas un désir. La liberté c’est ce que nous sommes, et si vous n’êtes pas libre, c’est que vous avez renoncé à votre désir. Le point central de la domination est ainsi le refus par le Moi, le Je, de s’assumer comme liberté. 

La Boétie est le premier théoricien d’un mode d’action distinct de la rébellion par sa passivité. Sans le soutien actif du peuple, les tyrans n’auraient aucun pouvoir. La désobéissance passive suffit à briser les chaînes de la domination. Ce principe sera repris, de Thoreau — Américain refusant de payer une taxe supplémentaire pour financer la guerre avec le Mexique — à Gandhi, puis King, Mandela ou Aung San Suu Kyi. 

La désobéissance civile est caractérisée par le refus assumé et public de se soumettre à une loi, un règlement, une organisation ou un pouvoir jugé inique par ceux qui le contestent, tout en faisant de ce refus une arme de combat pacifique. Elle se distingue pourtant de la révolte au sens classique. La révolte classique oppose la violence à la violence. La désobéissance civile est plus subtile : elle refuse d’être complice d’un pouvoir illégitime et de nourrir ce pouvoir par sa propre coopération. 

Ces actions, pour être appelées désobéissance civile, doivent posséder les caractéristiques suivantes : 

  • C’est un acte personnel et responsable : il faut connaître les risques encourus et ne pas se soustraire aux sanctions judiciaires. 
  • C’est un acte désintéressé : on désobéit à une loi qui paraît contraire à l’intérêt général, non par profit personnel. 
  • C’est un acte de résistance collective : on mobilise dans l’optique d’un projet collectif plus large. 
  • C’est un acte non violent : on a pour but de convertir à la fois l’opinion et l’adversaire, non de provoquer une répression ou une réponse armée ; toute attaque aux biens ne peut avoir qu’une dimension symbolique.
  • C’est un acte transparent : on agit à visage découvert.
  • C’est un acte ultime : on désobéit après avoir épuisé les recours du dialogue et les actions légales.

Mais pour que ces actions aient une portée, elles doivent être relayées par les médias sans être jugées ou marginalisées. C’est lorsqu’elles sont relayées que ces actions sont efficaces et la manière dont elles sont retransmises est vitale. Ce qui pose la question de l’influence des médias sur l’opinion publique. 

Actuellement en France, beaucoup de mouvements peuvent se réclamer de la désobéissance civile. On peut par exemple citer les faucheurs volontaires d’OGM, Greenpeace (qui refuse toute détérioration de bien) ou encore les « désobéisseurs », mouvements d’enseignants refusant d’être inspectés. 

Ce qui me semble important et beau dans cette démarche est la nécessité et le devoir qu’éprouve le citoyen de transgresser ponctuellement des règles dans le but de les rendre plus justes, d’aller au-delà de la légalité pour y trouver plus de légitimité, ou pour reprendre le nom d’une obédience, pour retrouver le « droit humain » auquel chacun peut librement souscrire sans retenue, en allant bien au-delà de considérations politiques ou religieuses. 

Ce besoin de transgression permet à l’être humain, de son enfance jusqu’à sa mort, non seulement de mieux appréhender ou se situent les limites acceptables pour la vie en société, mais aussi de construire sa propre échelle de valeurs. Les deux sont intimement liées puisque l’acte transgressif affirme l’existence de ces principes moraux et de ces règles de conduite qu’il prétend remettre en question. 

Enfin, j’aimerais vous livrer quelques réflexions et questionnements. 

Un maire refusant de marier deux personnes de même sexe peut-il être considéré comme « désobéisseurs », ou au contraire, ne peut-on considérer comme étant du domaine de la désobéissance civile que des actes aux aspirations libertaires ? 

Un média annonçait récemment que, d’après un sondage, les deux adjectifs qui caractérisaient le mieux les Français dans le reste du monde étaient râleurs et créatifs. Et puisque l’histoire semble donner raison à ce sondage, je cite un humoriste, Gustave Parkin : « La critique est utile, mais l’invention est vitale, car dans toute invention il y a une critique de la convention. »  

Ce que je trouve admirable dans cette forme de protestation, en plus de l’élévation morale nécessaire à l’engagement et l’intime et profonde conviction qui permet aux désobéisseurs d’outrepasser la loi, c’est l’ingéniosité déployée par certains mouvements, comme les extincteurs de réverbères et d’enseignes qui luttent pour économiser de l’énergie dépensée inutilement. Elle permet de faire passer des messages contestataires, mais positifs, et si de l’ingéniosité ou de l’humour peuvent contribuer à les rendre plus populaires, Internet est l’outil parfait pour la faire connaître.

TUA — 2013

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Spiritualité et dialectique matérialiste

Si l’intitulé de ce travail est probablement un brin obscur, il me semble important d’y apporter un sous-titre plus explicite, à savoir :

« Marxisme et franc-maçonnerie, le grand malentendu ». 

Car souvent, dans certains milieux politico-syndicaux dits révolutionnaires, où se mêlent léninistes, communistes, staliniens, trotskystes, pablistes, socialistes, anarcho-syndicalistes voire anarcho-staliniens, on entend souvent que la maçonnerie ne serait qu’un outil de collaboration de classe, de corruption des cadres ouvriers, une simple organisation de domination bourgeoise qui nierait et combattrait la lutte des classes et l’analyse des rapports de production capitalistes décrits par Engels et Marx. Pour mémoire, Trotsky : « La franc-maçonnerie est une plaie mauvaise sur le corps du communisme français. Il faut la brûler au fer rouge ». Ce qui démontre que ce cher Léon était un brin soupe au lait et qu’il n’avait certainement pas la culture philosophique et historique de Lénine sur la Révolution française ou la commune. 

Mais au demeurant, dans le camp des légitimistes, des républicains, des réformistes, des sociaux-démocrates, on entend aussi que la maçonnerie serait infiltrée par de dangereux révolutionnaires.

On constate donc que les clivages, les malentendus entre les maçons et certaines organisations dites ouvrières ou de gauche perdurent, bien au-delà de nos traditionnels adversaires que restent les jésuites et leurs bedeaux, les bigots, les nazillons et autres fascistes. 

Il semble donc inconcevable pour certains profanes, voire pour certains maçons, que l’on puisse, dans la même volonté, le même projet d’émancipation de l’humanité, emprunter plusieurs chemins et utiliser plusieurs outils. 

La maçonnerie, du moins celle du Grand Orient de France, propose de transformer le monde et la société en travaillant l’esprit et la matière. Alors pourquoi la voie révolutionnaire ou marxiste serait-elle incompatible avec la voie maçonnique ? 

À mon sens, une des explications possibles c’est que l’on oublie souvent que Marx n’est pas qu’un simple théoricien politique et économique, mais aussi et surtout un philosophe qui a su donner une dimension matérialiste à la dialectique spiritualiste hégélienne. Marx s’inscrit donc dans une méthode, une tradition philosophique qui ne renie pas Platon ou Spinoza, une tradition économique qui ne renie pas Ricardo, mais qui tente d’apporter une réponse pratique, politique au mode d’exploitation capitaliste qu’il considère comme une barbarie. 

Marx et Engels sont donc des révoltés avant d’être des révolutionnaires. Ils refusent le sort que le capitalisme réserve à la majorité des êtres humains : une vie de misère, de souffrance et d’esclavage. Le communisme, dans son sens premier, celui de la commune de Paris, n’est donc pas un but en soi, mais bien un outil d’émancipation, une phase de transition vers une société plus humaniste. Pour Marx, ce sont les conditions matérielles qui créent la conscience. Donc, contrairement à ce que certains proclament, il ne refuse pas la spiritualité, le libre arbitre, mais pose comme préalable, la dimension matérielle de la vie humaine. Marx pense que, pour permettre la survie de l’humanité, il n’y a autre alternative possible que la destruction du capitalisme. Comme l’a proclamé Rosa Luxembourg : « Socialisme ou barbarie » !

Quant à la mise en pratique de ces belles théories, on entend souvent dire qu’elles se sont toutes soldées par des échecs cuisants. C’est nier les apports considérables de la révolution d’octobre 1917 à l’histoire de l’humanité. C’est oublier que le mode de production capitaliste et son cortège de guerres et de misère n’est, bien heureusement, pas indépassable. 

Alors, et la maçonnerie dans tout ça ? 

En tant qu’être humain, en tant que franc-maçon, je partage ce constat : on ne peut vivre pleinement si l’on vit en permanence dans le rêve, les illusions, l’utopie, la soumission et dans l’acceptation, la résignation des inégalités et des injustices. 

Pour moi, la maçonnerie n’est pas l’école de la soumission à un ordre moral, politique ou religieux, mais une méthode d’émancipation individuelle à but collectif. 

Nous avons le devoir, en tant que maçon, de penser sans jamais négliger la réalité matérielle. La philosophie, la pensée pour rester humaine doivent rester réalistes donc conserve une vision matérialiste.

En tant que citoyen, je crois en l’action politique, en l’action syndicale, pas comme un but en soi ni comme une quête de pouvoir, mais bien comme un moyen, un outil pour mettre en pratique mes aspirations, mes valeurs, ma morale, ma spiritualité, ma fraternité. Cette fraternité maçonnique n’est pas une amitié, une camaraderie, mais bien un serment, celui d’être un franc-maçon c’est-à-dire reconnu comme tel par ses frères. Cette fraternité nous permet la liberté absolue de conscience et de parole, nous permet de nous enrichir de nos différents points de vue, de nos différentes expériences. 

Alors, rassembler ce qui est épars, ce n’est pas capituler, c’est au contraire, travailler sans relâche à l’amélioration des conditions matérielles et intellectuelles de l’humanité. 

Soyons fiers du travail accompli, mais ne nous contentons pas de nous satisfaire de notre passé, car dans ce monde rien n’est jamais définitivement acquis : l’IVG, le Code du travail, la loi de 1905… La période actuelle nous le démontre : le cléricalisme, catholique en France, a su faire preuve de patience, a su attendre son heure pour tenter de retrouver son influence passée : une influence croissante sur la politique, l’économie, les syndicats, l’état. 

La République sociale, construite en partie grâce au Grand Orient, « la Gueuse » comme l’appelle les antirépublicains, est attaquée de toute part par le gouvernement : la séparation des églises et de l’État, la liberté d’association, la liberté syndicale, l’école publique gratuite et laïque… C’est l’économie du bien commun et le corporatisme, chers à la doctrine sociale de l’église, qui n’a pour seul but que de sauvegarder les intérêts du capital par la négation de la lutte des classes. 

Alors, mes frères, restons fermes sur nos positions laïques, sur notre constitution. Et je conclurai par ces mots :

Maçon et marxiste, pourquoi pas ?

TUA — 2018