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Philosophie

Mon intolérance

Ce travail s’est imposé à moi de manière viscérale alors que mon cheminement depuis quelques mois s’avère des plus chaotique. Rien de plus normal, me direz-vous : un initié doit se remettre en cause ; n’est-ce pas là, la démarche maçonnique par excellence ? Certes ! Mais quand le mal-être vous étreint et vous habite au point de questionner votre engagement, quand une phrase s’impose à vous : « Je suis intolérant », il est grand temps de vous interroger sérieusement.

C’est là que débute ma réflexion qui va nous entraîner, bon gré mal gré, dans la quête d’un maçon fragilisé. Alors, qu’est-ce que la tolérance ? 

Si nous voulons parler de tolérance, c’est parce que nous savons, que ce soit consciemment ou non, que l’intolérance est première. Et tel est bien le cas. Sans entrer dans de savantes études ethnologiques, nous pouvons affirmer que l’intolérance est une des attitudes les plus répandues chez l’homme dans la mesure où elle est spontanée. Devant l’autre, nous éprouvons d’abord la crainte de l’inconnu, puis cette crainte devient peur, peur de voir notre intégrité menacée. L’intolérance est là, née d’un sentiment défensif, d’unn besoin de sécurité face à la peur de l’inconnu.

Dès lors, l’intolérance d’individuelle peut devenir sociétale, corollaire du sentiment d’appartenance et de rejet commun des dissemblables.

Seulement chaque être est unique, possède sa propre identité, sa propre référence socioculturelle. À partir de là, chacun peut et doit faire l’effort pour s’adapter, pour accepter l’autre tel qu’il est. Pour ce faire, parce qu’il a ses propres limites et seuils de tolérance, l’homme doit effectuer un travail sur lui-même et trouver un modus vivendi acceptable.

Ainsi, la tolérance n’est ni innée ni spontanée : elle est une démarche positive née de son contraire : une réaction face à l’intolérance. Elle est la voie du milieu entre rejet et acceptation. 

Mais quelles sont ses limites ? 

Le véritable problème réside dans le fait qu’en se fondant sur une certaine relativité des valeurs, des croyances et des comportements, la tolérance se doit de déterminer un seuil critique au-delà duquel réside l’inacceptable, ou plutôt l’intolérable. 

Le paradoxe est réel et difficile : la tolérance nous conduit à l’intolérable et semble l’exiger. Comment le résoudre ? 

Il faut tout d’abord remarquer que l’intolérable n’est pas l’intolérance. L’intolérance est une attitude irréfléchie et spontanée, naturelle et violente, quand l’intolérable désigne le résultat d’une réflexion qui pèse, examine, analyse et se prononce enfin par le rejet. 

Ainsi, l’idée première de la tolérance que chacun a en lui est un principe de « respect » (et je reviendrai à ce terme ultérieurement) et d’acceptation de la différence des autres dans un but de vie en communauté, en toute égalité. Mais ce principe se voudrait également réciproque. Hors, il ne semble que seuls sont en situation de tolérer ceux qui sont en situation d’interdire : les majorités tolèrent les minorités, pas l’inverse. 

On tolère souvent ce que l’on n’a pas le pouvoir d’empêcher. En ce sens, Sade pouvait dire que « la tolérance est la vertu des faibles ». De même, on tolère souvent parce que l’on fait preuve d’une grande compréhension à l’égard des faiblesses et des vices des hommes. « Qu’est-ce que la tolérance ? », questionnait Voltaire. « C’est l’apanage de l’humanité. Nous sommes tous pétris de faiblesse et d’erreurs. Pardonnons-nous réciproquement nos sottises, c’est la première loi de la nature. » Mais attention à se croire tolérant là où, en réalité, on est indifférent. N’est-ce point plus facile ? Car ne pas tolérer, c’est toujours prendre parti, s’engager, combattre ce que l’on condamne, et cela ne va pas sans risque.

Quelle pauvre image je vous donne de la tolérance ! Lâcheté, peur, complaisance, complicité voire démission spirituelle… Mais elle s’est aussi imposée comme une vertu, parce que contraire à l’intolérance. Et là, pas d’ambiguïté possible. « Vertu, disait Alain, n’est assurément pas renoncement par impuissance, mais plutôt renoncement par puissance… Ce qui est vertu est pouvoir de soi sur soi. »

Ainsi, la tolérance est un effort sur soi-même, ce qui suppose une capacité à relativiser son point de vue et, pour ce faire, de jouir tant à l’échelle des individus que de la nation d’un niveau de civilisation adéquate. À cet effet, le principe constitutionnel d’égale dignité des personnes et l’affirmation que la liberté est leur droit naturel (dans le respect de celui des autres) pose le principe fondateur d’un État de droit : le respect dû à la personne humaine. L’État est donc par définition laïque. Ce point est d’autant plus important qu’aujourd’hui, sur le plan politique, la notion de tolérance est souvent mise en avant par la pensée libérale et par certains intégrismes religieux. 

Dès lors, dans ce creuset laïque et démocratique, expérimentons, échangeons, dialoguons sans cesse sur cet idéal déjà porté par le progrès des Lumières : l’esprit de tolérance. 

Force alors est de constater que la tolérance est bien une vertu. 

Pourtant, quelque chose me pose problème dans cette affirmation. Tolérer, c’est toujours accepter l’autre. Il y a là sinon du mépris, du moins de l’indifférence, indifférence provenant d’une position de force, ou supposée telle, qui fait que l’on accepte de tolérer l’autre. Dès lors, contrairement aux apparences, la tolérance n’est plus une attitude positive, fondée sur la volonté de reconnaître à l’autre ce que l’on s’accorde à soi-même. Si la tolérance est positive, c’est seulement par rapport à l’intolérance qui est, elle, foncièrement négative, d’où son inconstance et sa fragilité.  

Le rapport à autrui mérite mieux que cela. Mais si l’on refuse ainsi la tolérance, que mettre à sa place ? À cette question, je répondrai, chaque fois que cela est possible : le respect. Car à défaut d’être capable de respecter, ne nous faisons pas une gloire de tolérer ! 

Le respect, en ce qui me concerne, est un sentiment heureux, de valeur supérieure. Il implique l’estime, la considération. Par conséquent, se contenter de tolérer ce que l’on a à respecter n’est guère respectable. Le respect est le passage à un autre plan : celui de la vie morale, vie dans laquelle ce n’est pas le comportement de l’autre qui importe, mais seulement la valeur infinie de sa liberté. La tolérance est sociale et telle est sa limite ; le respect est moral et telle est sa valeur. La tolérance est dans l’attitude, elle est d’ordre pratique ; le respect est intérieur. 

Ainsi en va-t-il de la tolérance dans le monde profane. Qu’en est-il pour nous, francs-maçons ? 

La tolérance mutuelle, le respect des autres et de soi-même, la liberté absolue de conscience sont parmi les principes capitaux du Grand Orient de France comme il est rappelé à l’ouverture de nos travaux. 

La tolérance, élevée en une des pierres angulaires de notre institution, est-elle cette même tolérance profane ? 

Si elle y ressemble par sa valeur morale et éthique, elle possède en plus un sens et une obligation de devoir. Elle devient par excellence le propre de l’Initié, une vertu initiatique. Elle est un combat de chaque instant contre tout obstacle à travailler librement dans le respect des autres et de soi-même.

Mais, de nouveau, je m’interroge : n’est-ce pas notre Frère Goethe qui écrivait « Tolérer, c’est insulter » ? 

Trêve de provocation ; il convient de replacer dans son contexte cet extrait des Maximen und Reflexionen, le texte intégral étant : « La tolérance ne devrait être qu’un état passager ; elle doit (impérativement) conduire à la reconnaissance. Tolérer, c’est insulter. » À cette époque, Louis XVI venait de signer l’édit de Tolérance. C’était un progrès, mais Goethe voulait dénoncer le traitement qu’un pouvoir condescendait à donner à ceux qui, par leur différence, n’ont pas de reconnaissance de fait. Il mettait ainsi l’accent sur les écueils de cette tolérance. 

Aux vues de mes développements précédents, je pense que vous voyez où je veux vous emmener. 

La franc-maçonnerie universelle s’est approprié ce terme, peut-être à défaut d’en trouver un autre, en tant que principe d’acceptation d’autrui et de compréhension dans les relations sociales. Pour moi, il est synonyme de reconnaissance. Il a valeur de respect mutuel. Tolérance et respect mutuel sont indissociables. 

Dès lors, être tolérant c’est trouver l’équilibre, le juste milieu. Mais équilibre ne veut pas dire immobilisme, car nous avons un but, un idéal à atteindre, et c’est seulement en étant dynamique que nous entrerons en harmonie avec nous-mêmes et avec nos Frères. 

Mais alors, qu’en est-il de mon intolérance ? 

Je me suis beaucoup interrogé, je me suis même flagellé (sans pour autant entrer dans les ordres !). Cela faisait trop longtemps que je n’avais pas travaillé. Mon équilibre était instable. Mon intolérance ressentie était bien présente. Lorsque l’on reste longtemps au port, les filles ne sont plus aussi jolies. 

Mais je peux affirmer que je vous respecte tous, sans exception, même si parfois je ne peux tolérer vos comportements. Rarement en tenue, sauf pour les bavardages intempestifs et pour les « people connected ». Plus souvent lors de nos agapes, dans ce no man’s land entre sacré et profane où le profane l’emporte, certains ne se souciant plus des autres. Ou encore lors de nos fêtes familiales quand l’individualisme et l’égoïsme s’invitent parfois. En voilà pour votre grade, mais que dire quand je me regarde dans le miroir ? 

J’ai repris mon cheminement. Je ne ferai pas preuve de cette tolérance qui me situerait au-dessus de vous. Je vous respecterai. Je serai pétri de deux sentiments : la confiance et l’humilité. Mon respect, qu’il soit initiatique ou profane, m’invitera à vous écouter, à vous entendre, à vous aimer en tant qu’autre pour m’enrichir de ce que vous êtes et de vos différences.

TUA — 2013

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Symbolique

La peau

La peau… J’avais à peine effleuré le sujet que je me suis retrouvé face à un foisonnement de mille souvenirs, de mille faits éparpillés qui m’ont donné le tournis et fait comprendre que jusqu’à maintenant, consciemment ou inconsciemment, je trouvais que le hasard répondait à merveille aux questions que je ne souhaitais pas me poser sur le sens commun de tous ces signes. 

Est-ce la violence de la mort d’un père, grand brûlé qui, petit à petit, est parti en lambeaux ? Est-ce la douleur d’un enfant au corps totalement recouvert de psoriasis qu’il a fallu enduire de crème tous les jours pendant des années ? S’agit-il des tatouages ou piercings des autres enfants ? Est-ce le spectacle de peaux trouées, lacérées sur des conflits en Afrique ? Ou les séances initiatiques de scarification ? Mais est-ce aussi le souvenir de la caresse de ma grand-mère sur ma joue et sa peau qui sentait la lavande ? Est celle que je faisais à mes enfants au moment du coucher ? Est-ce le grain ou l’odeur de la peau de l’être aimé ? Est-ce la puissance apaisante d’une main sur un corps qui souffre ? Est-ce aussi mon regard dans le miroir et la main que je passe sur mon visage chaque matin ? 

Nous avons tous un lien, un rapport particulier et unique avec notre peau et celle de l’autre, mais nous avons tous des points en commun.

Notre peau, enveloppe de notre organisme, instance de protection, organe de régulation de la température, moyen de communication, est aussi le miroir et le résumé de notre organisme : une « feuille de quotidien » (Pommereau) pour connaître les mauvaises nouvelles du jour, une feuille de route identitaire, un véritable passeport qui marque des étapes et s’en souvient. 

Car la surface de la peau, et plus particulièrement du visage, nous pose souvent les questions les plus essentielles. C’est là où réside la profondeur de la superficie : la peau nous donne à penser.

Lorsque nos yeux effleurent la peau du visage de l’autre, nous captons un message qui nous parle de l’humain, de sa condition éphémère, de sa vulnérabilité. La peau d’un visage nous touche. Ses rides, ses cernes, son flétrissement nous rappellent à la fragilité fondamentale de la vie. 

La peau nous parle de notre destinée, qui est de vieillir et de mourir : « Chaque jour, je vois la mort à l’œuvre dans le miroir. » (Cocteau) 

De tout temps, la peau a servi aux hommes pour dire leur appartenance et leurs croyances. La peau, comme enveloppe vivante, filtre extraordinaire entre le dedans et le dehors, lieu d’expression de soi. La peau, qui montre plus qu’elle ne cache. « La peau, tel un texte qui s’écrit tout seul et nous trahit », écrit le sociologue Henri-Pierre Jeudy. Car avant d’être le seul organe présent dans toutes les parties de notre corps, le seul organe avec les poumons à être en contact avec l’extérieur, la peau est première, c’est en elle qu’est l’origine. L’embryon n’est d’abord qu’un simple feuillet (ectoderme) qui finit par donner naissance à ce que nous avons tendance à distinguer. Peau et cerveau sont ainsi comme l’avers et le revers d’une même médaille : « Moelle, cerveau, tout ce qu’il faut pour sentir, pâtir, penser, être profond : Tout vient de là. (…) Ce sont des inventions de la peau ! » nous dit Paul Valéry. Et d’en conclure avec la célébrée formule. « Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau — en tant qu’il se connaît. »

Cette formule, aux allures de sentence gravée dans le marbre, a l’inconvénient de sa renommée : on la cite sans se préoccuper de ce qu’elle peut bien vouloir dire. Le texte de L’Idée fixe ou Deux hommes à la mer (1933) dans lequel elle se trouve se présente comme un dialogue improvisé sur une plage entre un apprenti philosophe et un médecin désabusé. La sentence est du philosophe qui se dit « agacé (…) par ces mots de profond et de profondeur » qu’il entend proclamés comme autant de sésames susceptibles d’ouvrir à la compréhension véritable du monde et de soi. 

« Connais-toi toi-même », enjoint l’adage socratique. Oui, mais pour cela faut-il aller fouiller au plus profond de soi ? 

« J’ai grand-peur qu’il n’y ait de grandes illusions dans les tentatives que nous faisons pour nous creuser… », suggère le philosophe. En se tournant vers son « moi profond », on tombe en effet soit sur ce qu’on sait déjà, soit sur des choses bien trop confuses pour nous apporter quelque lumière qui vaille. « Car la clarté cesse à quelques coudées de la surface », écrira le même Valéry dans ses Mauvaises pensées et autres (1942), faisant jaillir l’image de l’océan et de ses abysses définitivement ténébreux : la volonté de profondeur tourne fatalement au fiasco obscur. S’écouter réagir « à fleur de peau », capter ce qui nous fait frissonner ou vibrer, savoir ce qui nous « touche » au sens premier du terme, voilà en revanche des moyens, sinon de se connaître, du moins de s’entrevoir. Je sais parce que je sens. 

Il existerait donc quelque chose comme une sagesse épidermique, laquelle, à l’instar de la peau, nous contient et nous protège tout en nous ménageant des voies d’accès (des « pores », du grec poros qui signifie le « passage ») vers le monde et les autres. Une perspective qui est l’occasion de malmener ce que le philosophe François Dagognet appelle dans La Peau découverte « le complexe de la profondeur, — car il y a instinctivement “valorisation de ce qui se trouve derrière ou sous une paroi résistante. La terre aussi ne cache-t-elle pas ses trésors au fond d’elle-même (ses fabuleux métaux) ? (…) Et, dans la vie courante, ne faut-il pas éplucher les légumes, ouvrir les cosses, peler les fruits, briser les coques et les coquilles, afin d’accéder à la substance nutritive (la pulpe, le suc, la chair) ? — que la philosophie n’a cessé de conforter réflexivement, faisant comme si l’essentiel de la vie se déroulait dans l’obscurité ténébreuse et au tréfonds et comme si la superficie ne servait alors qu’à la dérober ! » 

Il est vrai que nous sommes parfois si pétris de valeurs morales que nous croyons que ce que nous faisons spontanément est mal et nous appelons ça superficiel. Je crois que c’est Nietzsche qui fait l’éloge de la superficialité, évoquant la fausseté des dangereux arrières mondes et remarquant que la philosophie aurait trop glorifié l’immatériel, le caché, l’esprit seul. ‘Elle ne s’est pas assez avisée que l’esprit ne triomphe que lorsqu’il vivifie les structures dans lequel il se loge.’

S’agit-il d’une revalorisation de la surface qui pourrait questionner notre V.I.T.R.I.O.L. ? (Visita Interiora Terrae, Rectificando Invenies Occultam Lapidem – Visite l’intérieur de la Terre, en rectifiant tu découvriras la Pierre Cachée.)

Ou du moins, nous dire de ne pas oublier qu’il ne suffit pas d’aller à l’intérieur de la terre. Il faut aussi et surtout savoir rectifier. Le caché peut être anodin, la surface essentielle. 

Et de manière anecdotique, en traitant de la peau je n’ai pu m’empêcher à ce moment-là de relever la coïncidence entre le sens alchimique de notre formule VITRIOL et les crimes au vitriol encore régulièrement perpétrés précisément sur la peau des femmes !

La peau du visage nous convoque : face à un visage pâle, un teint blafard, une expression faciale de tristesse, nous ne pouvons pas rester sans rien faire. La peau d’un visage qu’aucun sourire ne plisse, que nulle expression n’anime, nous contraint à exprimer des réactions d’humanité. Nous ne pouvons pas tourner les talons et passer notre chemin. Un visage n’est pas qu’une bonne ou une mauvaise mine. C’est un appel à notre ‘responsabilité pour autrui’ (Levinas, 1984). Si l’on dit d’un adolescent qu’il est ‘mal dans sa peau’, on parle d’autre chose que de sa surface épidermique. Ce qui est évoqué, c’est sa quête d’identité, son sentiment d’infériorité, autant de données psychiques qui font signe en direction de ce qui est le plus intérieur, plus invisible et subjectif. 

Ainsi, par le biais d’une expression familière telle que ‘mal dans sa peau’, nous retrouvons cette profondeur de la superficie. 

Ainsi le fait que la peau permette le contact, la relation, la communication entre un être et le monde qui l’entoure peut donc primer sur le monde et le sujet lui-même. 

La peau serait ce que nous avons de plus profond par le fait qu’elle nous relie et par là nous ouvre au monde. 

Nous relier et par là nous ouvrir au monde… Je ne peux m’empêcher de faire le lien avec nos gants blancs, ces gants qui à l’origine devaient être taillés d’une seule pièce (comme notre peau, ils sont, bien sûr, signes de pureté et de protection. Mais au de là nos gants représentent aussi et fondamentalement cette relation, notre relation à l’autre et au monde. 

Parce que ganté de blanc, le franc-maçon n’est ni pouvoir ni violence, mais fraternité ; parce qu’il n’est pas fusion, mais précisément relation.

Mettre des gants blancs, c’est glisser sa main dans la peau de l’homme fraternel. Être frère, c’est avoir la même origine. Être fraternel, c’est considérer toute vie comme équivalente d’une autre. C’est dépasser ses différences pour ne retenir que ce qui nous est commun ou partageable, c’est accepter l’autre pour lui-même, c’est ne pas vouloir imposer sa vérité. Et moi qui suis souvent absent, je ressens profondément à quel point il se dégage d’une assemblée comme la nôtre une impression d’apaisement et de sérénité.

Avec mes gants blancs, je demeure moi-même, l’autre me complète, mais, à ses mains si semblables aux miennes, je n’oublie pas qu’il est aussi un peu de moi. 

Et quand nous quittons nos gants pour enlacer nos mains, en touchant nos peaux nous ouvrons aussi nos cœurs. 

Cette ouverture des cœurs par le toucher m’a rappelé une rencontre faite au centre de la douleur du CHU de Grenoble. Certains soignants m’ont expliqué que des membres du corps médical ne prennent pas toujours la mesure de ce qu’ils accomplissent à travers ce geste en apparence banal : toucher la peau du corps d’un malade. 

Que se passe-t-il dans l’esprit d’une personne âgée dont le corps n’a pas été touché, parfois depuis vingt ans, lorsque le médecin pose sa main sur sa peau dans le cadre d’un examen clinique ? A-t-il conscience de ce que signifie, pour un être humain, la présence d’une main sur un corps auquel nul ne prête plus attention depuis tant d’années ? Toucher, palper, ausculter sont des gestes de plus en plus marginaux. Dans ce contexte, la peau tend à n’être plus qu’un sac qui enveloppe les organes. 

Quand l’homme devient un numéro de chambre ou un dossier médical, il n’est plus un visage, mais un être désincarné. Sous cet angle, il apparaît que le centre de gravité de l’éthique, c’est la peau. L’acte de toucher participe de l’empathie de la relation de soin. Le soin qui néglige l’importance du rapport à la peau dégénère rapidement en technique de gestion de soin. 

Et d’évoquer alors la caresse. La caresse est bien loin d’un simple effleurement comme lorsque je fais glisser mes doigts sur un morceau d’étoffe pour savoir de quelle matière il se compose. C’est une forme de toucher qui n’est pas portée par un souci de s’informer. Lorsque nous posons la main sur le front d’un enfant malade pour vérifier sa température, nous touchons son front pour recueillir des informations sur son état de santé. La caresse, en revanche, ne cherche à recueillir aucune information. Elle ne vise aucun savoir. On revient bredouille de la rencontre avec la peau de l’autre. Caresser consiste à soustraire tout calcul, toute finalité. de la relation à l’autre. Sans calcul, la caresse est à elle-même sa propre fin. N’est-ce pas cela, tout simplement, l’amour de l’autre ? 

Éloge de la caresse ! La main s’ouvre, déploie ses doigts vers le dehors. Mais lorsqu’elle atteint et rencontre le monde, objet ou sujet, chose ou être humain, les doigts ne se referment pas, ils restent tendus, la main reste ouverte. Ainsi la main se fait caresse. On peut dire avec le philosophe Marc Alain Ouaknin, que je ne connaissais pas et qui prolonge la pensée de Lévinas, que la caresse découvre une intention, une modalité de l’être qui ne se pense pas dans son rapport au monde comme saisir, posséder ou connaître. La caresse n’est pas un savoir, mais une expérience, une rencontre. La caresse n’est pas connaissance de l’être, mais son respect. 

La main gantée de blanc c’est une main qui ne peut être que caresse. 

Vous comprenez mieux ce que je voulais dire quand j’évoquais une forme de vertige face à la page blanche de ma peau [un peu parcheminée d’ailleurs] et tous les autres chemins que la peau nous propose d’emprunter et que je n’ai pas parcourus. Il en existe tant, car la peau est magique. 

J’aurais pu dire qu’elle se répare elle-même, qu’elle est en contact avec la terre mère, l’eau, les vents et qu’elle se réchauffe sous la flamme du feu. Qu’elle porte également en elle le support de signes et de messages, objets de rites et de cultes. Qu’elle nous livre à mots couverts les états spirituels de l’homme : des tatouages aux rites culturels ou générationnels, du toucher guérisseur à l’étreinte sacrée, des mythes anciens à la peau de l’initié, jusqu’à la peau devenue idole quand la spiritualité s’étiole. Malaparte l’évoquait dans son livre La peau. En dénonçant déjà le matérialisme triomphant, il anticipait ses dangers : « Il n’y a que la peau qui compte. Tout est fait de peau humaine. On ne se bat plus pour l’honneur, pour la liberté, pour la justice. On se bat pour la peau, pour cette sale peau. » 

Tant de chemins donc, et parmi eux au détour d’une lecture, ces mots de Roland Barthes : « La parole est une peau, je frotte ma parole contre l’autre. c’est comme si j’avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout des mots. »

TUA — 2017

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Questions à l'étude des loges

Considérer la nature comme un bien commun et universel contribue‐il à l’émancipation de l’homme ?

  • La nature est multiple, à la fois minérale, végétale, animale et environnementale. La nature est, étymologiquement, tout ce qui existe, ce qui est inné.
  • Le bien commun est historiquement lié aux biens communaux, c’est-à-dire à la propriété collective. Les biens communs environnementaux universels représentent toutes les ressources naturelles qui doivent être sauvegardées pour préserver et perpétuer la vie sur terre.
  • L’émancipation est le contraire de la dépendance, de la soumission et de la servitude. 

De tout temps l’homme a vécu en osmose avec la nature. L’homme ne peut pas s’émanciper de la nature puisqu’il est la nature. Mais, pour la première fois depuis que le monde est monde, l’homo-économicus peut détruire l’ordre des choses, oubliant ainsi que la nature c’est aussi lui.

La noria technico-financière qui nous domine a prouvé qu’elle était tout à fait incapable de se réformer elle-même. Tel l’apprenti sorcier, l’homme est devenu sa propre victime. Pourtant, les processus qui régulent la stabilité et la résilience du système terrestre sont aujourd’hui scientifiquement identifiés. 

De la marée noire du Torrey Canyon en 1967 à l’accident nucléaire de Fukushima en 2011 sans oublier la catastrophe de Bhopal en 1984, nous pouvons affirmer haut et fort que la transition énergétique n’est pas une option : c’est une nécessité absolue.

Si on excepte les personnes qui sont encore dans le déni du changement climatique, nous savons tous aujourd’hui que, pour être pérenne, l’aventure humaine doit impérativement s’inscrire dans le cadre des lois fondamentales de la nature et de l’évolution. Œuvrer à l’amélioration matérielle et morale de l’humanité implique de mieux comprendre ces lois pour les admettre, pour les appliquer et pour les imposer à nos gouvernants. 

L’homme a montré sa capacité créatrice en développant des techniques formidables, notamment la maîtrise de l’énergie. Il doit maintenant utiliser toute son intelligence en faisant des choix équilibrés pour la satisfaction raisonnable de ses besoins tout en préservant le fragile équilibre de la nature. Il ne suffit pas de considérer la nature comme un bien commun et universel ; il faut que l’impératif écologique devienne le déterminant des politiques publiques. 

Depuis le premier Sommet de la Terre de Stockholm en 1972, le gaspillage des ressources naturelles n’a cessé de progresser au rythme des objectifs de croissance exponentielle des économies ultralibérales. Dans le même temps, et contrairement aux croyances des écolos-sceptiques, cette même croissance a terriblement aggravé les inégalités sociales.

Faisons un rêve, soyons utopiques, pensons l’humanisme en fonction de la survie de l’humanité.

TUA — 2019

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Questions à l'étude des loges

Jusqu’où peut-on aller dans le respect des cultures ?

On… Respect… Cultures… La loge s’interroge d’abord sur les termes de la question qu’elle a choisie.

Pour elle, le « on » dépasse l’indéfini, il est clairement collectif. Il évoque moins les individus que les groupes d’individus (associations, communautés…), que les autorités qui les représentent (nations, organismes supranationaux), qu’une humanité considérée dans sa globalité.

Le « respect » peut-être rapproché d’un autre terme : la tolérance. Il évoque la liberté : la sienne ne doit pas empiéter sur celle des autres, celle des autres ne doit pas empiéter sur la sienne. Il évoque une réciprocité incontournable : je ne peux respecter que ce (ceux) qui me respecte (nt).

Le terme « cultures » est au pluriel et sans majuscule. Les cultures ne sont pas un idéal magnifié, mais une réalité multiforme et complexe, reflet des comportements, connaissances, éducations, valeurs morales, systèmes politiques, religions… propres à des civilisations, nations, regroupements ethniques… La loge distingue les valeurs culturelles (morales, religieuses…) et les contenus culturels (éducation, traditions…), mais réfléchit ici globalement, chaque culture contenant les unes et les autres. Elle fait ressortir…

  • Que dans une même culture peuvent cohabiter des (sous) cultures spécifiques. 
  • Que certaines cultures sont millénaires et d’autres toutes nouvelles.
  • Que certaines sont figées et d’autres évoluent volontairement ou inconsciemment.
  • Que certaines disparaissent et d’autres se mondialisent. 
  • Que les différentes cultures s’imbriquent les unes dans les autres, se complètent, s’opposent, s’acceptent, se rejettent selon les lieux et les temps.

Jusqu’où donc peut-on aller dans le respect des cultures ? 

Quelles sont les limites qu’aucun n’est prêt à ne pas dépasser ? Qui fixe ces limites ? Sont-elles strictes ou malléables ?

La loge souligne que c’est sa propre culture qui fixe, sur son territoire, les limites du respect qu’elle porte aux autres cultures. Ces limites prennent forme dans des lois, règlements et traditions que font appliquer les élus ou leaders politiques et religieux aux groupes, régions, nations, organismes supranationaux… Ces lois, règlements et traditions définissent autant les droits des individus que les devoirs auxquels ils doivent se conformer.

Quand on fixe la limite de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas, on porte un jugement de valeur. Chacun peut porter ce jugement et affirmer que toutes les valeurs ne se valent pas, et que celles qu’on a choisies sont capitales. Montaigne, Lévi-Strauss et bien d’autres ont souligné cette relativité. Chacun, chaque culture, peut alors exiger que, sur son territoire, l’on se plie aux valeurs, droits et devoirs qui y ont été établis.

De fait, le « on » de la question peut entraîner dans une impasse tant les cultures et les valeurs qui les supportent s’opposent ici et là. Ce qui est insupportable pour l’un et la norme pour l’autre, et inversement. Le risque est alors de s’exclure mutuellement, et ce risque est trop souvent la réalité d’aujourd’hui.

Devons-nous alors reformuler la question ? Jusqu’où pouvons-nous aller dans le respect des cultures ?

Dans la mosaïque des cultures, nous, citoyens français, francs-maçons du Grand Orient de France, sommes issus d’une culture judéo-chrétienne, républicaine, démocratique et laïque qui se veut délibérément ouverte sur les autres. Nos mots-clés sont : liberté, égalité, fraternité, tolérance mutuelle, liberté absolue de conscience, laïcité, démocratie, respect de la personne… Ces mots définissent nos valeurs humanistes et structurent nos lois. Ils permettent de nous accepter les uns les autres dans un même espace, de nous côtoyer au quotidien, quelles que soient nos cultures d’origine.

Pouvons-nous respecter des cultures qui n’ont pas adopté ces mots clés, qui ne partagent pas nos valeurs ? Certains Frères de la loge affirment que nos valeurs et mots-clés ont une portée universelle, que si nous n’exigeons pas leur adoption intégrale et immédiate, au moins faut-il montrer la volonté d’y être ouvert, de les prendre en considération. D’autres Frères insistent sur la multiplicité des cultures, sur la difficulté de trouver un dénominateur commun, sur le nécessaire respect que nous devons apporter à la diversité.

Jusqu’où pouvons-nous aller dans le respect des cultures ?

Sur le territoire français, la réponse est simple : nos lois définissent le cadre dont il convient de ne pas sortir. Pour le reste du monde, la tentative la plus aboutie pour trouver une réponse a été faite à la sortie de la Seconde Guerre mondiale quand a été élaborée la Déclaration universelle des droits de l’homme. Seule une cinquantaine de pays l’ont signée. On est loin de l’universalité proclamée ou souhaitée. La question reste donc ouverte.

TUA — 2016

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Questions à l'étude des loges

L’étude du symbolisme est-elle primordiale à la construction du franc-maçon ?

Tradition, Transmission, Transgression, Transmutation…

La tradition s’acquiert par l’étude, pour être transmise, alors seulement peut-être elle transgressée en connaissance de cause afin de réaliser, après un long chemin, la transmutation. L’étude ses symboles trouve évidemment sa place dans la progression de ces quatre « T ».

L’étude des symboles crée un foyer de convergence entre tous les Frères. Elle est une révélatrice qui permet de mieux nous connaître, de libérer la pensée, de nous ouvrir à l’altérité. Dès notre entrée en maçonnerie, nous sommes confrontés à un ensemble impressionnant de symboles qui participent à une construction vivante de chacun d’entre nous, et du groupe que nous constituons en loge. Ils marquent ainsi une renaissance personnelle, mais aussi une adhésion volontaire à un tout : l’ensemble des maçons. Ils nous identifient, nous soudent, nous unifient les uns aux autres, nous transforment en Frères.

L’étude des symboles est aussi une méthode de transmission. Ne pourrait-on pas dire : « Les symboles nous lient dans le temps comme dans l’espace, ils nous viennent du passé et tendent vers l’avenir, par eux nous sommes rattachés à la lignée de nos ancêtres. »   Les symboles sont des clés qui ouvrent les chemins du spirituel. Mais que faut-il étudier ? Les symboles — les clés — ou les chemins qu’ils nous offrent ?

Les clés…  

Elles nous rapprochent de la tradition et donc exigent la compréhension de savoirs antérieurs qu’il nous faut connaître, étudier. Chaque maçon devient alors un herméneute, un exégète,  c’est-à-dire un interprète des textes et symboles sacrés. Symboles d’origine hébraïque, égyptienne, chrétienne, chevaleresque, occultiste… sont autant de sources choisies par nos prédécesseurs. Roger Dachez : « Approfondir la maçonnerie n’est donc pas autre chose que lever ces voiles et déchiffrer ces symboles. Le programme de travail de la loge est centré sur le symbolisme, à condition de bien s’entendre sur ce dont il s’agit. La compréhension des symboles maçonniques suppose une sorte de voyage à travers le temps pour s’imprégner de l’atmosphère culturelle qui a vu naître ces symboles et permet de les éclairer intelligemment. »

Les chemins…

L’étude des symboles, par des rapprochements avec notre propre vécu, nos intuitions, notre culture, nous transforme en interprètes de la diversité et nous ouvre de multiples voies. Chaque symbole peut apparaître avec ses deux faces : celle de la lumière et celle des ténèbres. Notre choix de franc-maçon sera alors de tendre, en connaissance de cause, vers le positif, tout en intégrant que l’approche du négatif est aussi fondamental si nous voulons prétendre à l’universalité. Le symbole devient alors neutre, il vibre. L’ensemble des symboles peut acquérir alors une dimension métaphysique, qui touche à la fois le conscient et l’inconscient. 

La progression de chaque Frère dans l’étude des symboles suit un cheminement personnel. Au début du voyage, c’est souvent le côté vivant qui est retenu. On se laisse porter, on divague, on explore. Puis se crée la connexion avec l’histoire originelle. Alors, d’herméneutisme en égarements, nous retrouvons, tout au long de notre cheminement initiatique, la plénitude des symboles. Ils deviennent vivants et imprègnent le rituel. Ils nous unissent par des liens subtils et nous permettent de construire une pensée agissante.

En conclusion…

Oui, l’étude des symboles maçonniques, dans leur dimension historique comme dans leurs multiples interprétations, est primordiale à la construction du franc-maçon. Nous rajouterons : elle est aussi primordiale à la construction de la loge.

TUA — 2017

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Questions à l'étude des loges

Si la liberté de conscience est absolue, qu’en est-il de la liberté d’expression ?

Si la liberté de conscience est absolue…

La question établit que la conscience jouit d’une liberté absolue. Ce postulat serait cependant à assujettir à une forme d’éducation de cette conscience. Cette éducation aurait pour but de concourir à ce que chaque être humain ait conscience d’être, et qu’il donc libre dans sa construction et son expression. 

La liberté de conscience serait absolue au point que, même dans la pire des dictatures, on pourrait considérer que chaque être humain demeure libre de penser ce qu’il souhaite dans son for intérieur. Personne, avec les technologies actuelles, n’est en mesure de lire dans nos pensées. Par ce simple fait, nous jouissons d’une liberté absolue de conscience. Mais attention à sa manifestation au travers de son expression physique et/ou verbale.

… qu’en est-il de la liberté d’expression ?

Exprimer ses idées peut porter à polémiques. En effet, que ce soit au niveau de la valeur ou que ce soit au niveau du contenu, cela dépend de l’attention que l’on y prête. Les idées que l’on impose de manière fallacieuse et qui de surcroît semblent soit injustes, soit mauvaises, sont perçues comme pouvant nuire à la société. Chacun les reçoit de façon unique et personnelle en fonction de son système de croyances.

Cette perception est à l’origine d’une forme de régulation faite, au sein d’un groupe, dans une société. Ce besoin de régulation a donné naissance à des lois qui fixent des limites en terme d’expression verbale et/ou écrite de notre conscience.

En France, le délit de blasphème n’existe plus depuis la Révolution. La laïcité de l’État est à l’origine de cette liberté d’expression que d’autres pays condamnent jusqu’à une mise à mort de son auteur. En Tunisie, l’appartenance à la franc-maçonnerie expose à la peine de mort. En France, le législateur punit quiconque exprimerait en public des propos racistes, discriminants alors même que nous sommes en mesure d’avoir de telles idées. Nous jouissons donc bien d’une totale liberté de conscience en la matière, et ce même dans les pires dictatures.

Platon, qui avait analysé les politiques de son époque, dénonçait la manipulation opérée par les proches du pouvoir en place. Aujourd’hui, nous avons des lanceurs d’alertes, des « fake news » aux « fake face » récemment dévoilées, qui sont utilisés pour dénoncer tel ou tel fait, et/ou alimenter des théories du complot. 

Si le téléphone, le télégraphe ont permis de rapprocher les Hommes, l’avènement de l’Internet et la transformation digitale de nos sociétés pourraient conduire à des isolements, à des abus, sous le couvert d’une liberté d’expression galvaudée. En un clic de souris, confortablement installés devant l’écran de leur PC ou en tapotant sur leur Smartphone en tous lieux, des groupes, sur des réseaux sociaux, sont en mesure de nuire à un individu, de faire prendre des vessies pour des lanternes à l’échelle de toute une tranche de la population. 

Dans une approche positive, au service de l’Homme, l’Intelligence artificielle, sous une forme ou une autre, est l’avenir de cette digitalisation de tout et de toute chose. Quelle immense avancée technologique que de pouvoir à toutes heures du jour ou de la nuit pouvoir consulter un médecin généraliste ou spécialisé virtuel au travers d’un réseau dédié avec vidéo et son. Demain ce sera un hologramme qui interagira avec vous dans votre salon. Dans cent ans, nous ne concevrons plus de nous passer des systèmes issus de cette Intelligence artificielle toujours plus performante pour ne pas dire efficace, mais attention aux dérives. 

Les Big Data sont potentiellement un réel danger, pour une personne, une nation, une région du globe. Avec les Big Data, l’usurpation d’identité se fait en quelques clics de souris, de lignes de programmation. Tout connaître de tout le monde ce n’est pas le meilleur reflet d’une société humaine bâtie sur le principe du respect de la liberté individuelle. Les Big Data sont au cœur des polémiques. Ils agissent effectivement sur les consciences par la puissance de moyens sans limites : choix des algorithmes, maîtrise de ce qui peut être vendu ou non, mainmis sur la liberté de création littéraire, artistique, voire même, asservissement de l’information. Ils conduisent déjà à une utilisation de données personnelles, non désirée par l’individu et à son insu.

En conclusion

Aussi loin que l’on remonte dans le temps, quand les individus ont eu la possibilité de se rassembler pour faire connaître des idées différentes de celles exprimées par le pouvoir en place, l’utilisation de divers moyens (chansonnettes, pamphlets, etc.), a permis l’expression directe de pensées dissidentes. Ces moyens d’expression continuent d’être utilisés lors de manifestations publiques contre des pouvoirs en place, institutions, employeurs, etc.

Les libertés de conscience et d’expression sont devenues un droit fondamental dans notre société actuelle, inscrites dans le droit à une liberté individuelle. Ce que nous avons tendance à perdre de vue, c’est qu’un droit implique un ou plusieurs devoirs. 

Nous avons le devoir d’éduquer chaque individu sur les bienfaits et les dangers de cette liberté d’expression, mais plus encore de sauvegarder notre liberté de conscience, qui risque de nous échapper si l’Intelligence artificielle, couplée aux Big Data, parvenait à nous mettre en tête, donc en conscience, telle ou telle chose. Cela conduirait à une manipulation de masse des populations qui, instrumentalisées dans leur conscience, exprimeraient des idées avec une véracité apparemment indiscutable pour un profane, mais qui ne seraient pas issues de leur vraie conscience.

Tout, dans notre conscience de francs-maçons, doit nous inciter à la plus grande vigilance, à l’intérieur comme à l’extérieur du Temple.

TUA — 2019

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Symbolique

L’œil

Je suis l’œil…

Une petite sphère de deux centimètres et demi de diamètre, quatre malheureux centimètres cubes et pourtant une merveille de technologie, un récepteur responsable des 90 % des informations qui parviennent à mon cerveau.

Je fonctionne comme un appareil de photo : 

– à l’avant, le matériel optique et les objectifs, avec la cornée et le cristallin ;

– à l’arrière, la pellicule sensible, avec la rétine et ses photorécepteurs — des cônes et des bâtonnets par millions. Ils captent la lumière, la décodent et la transforment en signaux électriques qu’ils transmettent par des milliards de connexions ;

– entre les deux, la chambre noire, avec le vitré, un gel transparent qui maintient le volume de l’ensemble.

Je suis l’œil…

J’ai beau être une merveille de technologie, je reste modeste : je ne fais que regarder. En fait, c’est mon cerveau qui voit, qui décode les messages, qui reconnaît une forme ou un mouvement, qui corrige les défauts de l’objectif ou de la pellicule.

Je suis l’œil…

… et je suis d’autant plus modeste que malgré mes millions de récepteurs et mes milliards de connexions, mes pauvres performances sont limitées au monde dit visible « à l’œil nu. » 

L’étendue de mon regard ? Je la mesure en simples mètres. Le monde du mètre est à portée de mon bras. C’est la taille de la plupart des choses vivantes ou inanimées qui forment mon cercle de vie privilégié.

Au-delà, au mètre puissance 5, — la centaine de kilomètres —, j’atteins mes limites supérieures. Il a fallu que je monte sur une montagne pour voir aussi loin… Déjà le monde est flou, déformé par l’atmosphère. Plus loin, la lune et les étoiles ne sont guère que les pâles reflets de leurs réalités.

En deçà, le mètre puissance moins 3, — le millimètre —, je vois encore la trame de mon mouchoir. Mais je ne verrai jamais la structure des fils qui la compose au mètre puissance moins 4 — la centaine de microns —, ma limite inférieure.

Je suis l’œil…

… et heureusement j’ai un cerveau qui ne fait pas que voir. Il est inventif et a su imaginer, pour pallier mes imperfections et décupler mes pouvoirs, d’ingénieux outils. Il a mis à ma disposition télescopes et microscopes, sondes et fusées. 

J’ai pu explorer l’infiniment grand… 

J’ai découvert une planète bleue, ma Terre. Plus loin, j’ai pu compter les milliers d’anneaux de Saturne. Encore plus loin, j’ai observé les bras d’une galaxie s’enroulant en spirale. À la limite — dix milliards d’années-lumière —, je me suis perdu dans le vide sidéral où les galaxies lointaines ne sont que des grains de poussière dont l’éclat me parvient avec peine.

J’ai pu explorer l’infiniment petit…

J’ai observé la double hélice de la chaîne d’ADN s’enroulant en spirale. Plus près, j’ai dansé avec les électrons. Encore plus près, je me suis perdu dans le vide atomique qui sépare les électrons du noyau autour duquel ils tournent. À la limite — un fermi —, je me suis plongé dans la soupe des quarks et des leptons, des particules et des antiparticules.

Je n’ai pu aller plus loin, et j’ai retrouvé dans le magma primordial, instable et éphémère de l’infiniment petit, le reflet de l’uniformité supposée de l’univers dans les premières secondes de son existence.

Je suis l’œil…

J’ai ainsi scruté les profondeurs du cosmos et il est devenu de moins en moins compréhensible. J’ai tourné mon regard dans la direction inverse et j’ai pénétré dans la matière, mais au bout de mon chemin, je n’ai trouvé que de nouveaux mystères.

Dans mon voyage vers l’infiniment grand comme vers l’infiniment petit, je me suis retrouvé longtemps dans le vide. Vide sidéral, vide atomique… 

Et ce vide était infiniment plein. Car il y a plus d’énergie dans le vide que dans toute la matière de l’univers connu. Pour être précis, dix mille milliards de milliards de milliards de milliards fois plus !

Essayer de comprendre ? 

Pour moi c’est impossible. Démesuré. Mais je m’émerveille de la grandeur infinie, si bien finie, de chaque poussière de poussière. Et je m’émerveille de l’ingéniosité de chaque détail : ma main, mon oreille, le monde organisé de chacune de mes cellules, les tourbillons vides de l’atome, le vide infranchissable du bois de ce plateau. 

Vide, tout est vide. Et ce vide est si méticuleusement et si grandiosement ordonné, qu’il emplit et construit et anime le vivant et la pierre. La pierre est vivante, la pierre grouille et tourbillonne, la pierre est vide, je suis vide, je contiens l’univers, je suis un univers de miracles.

Bonheur de me savoir vivant et de savoir autour de moi l’univers en marche.

Je suis l’œil…

… et malgré mes imperfections j’ai voulu reproduire le monde. 

Pour le reproduire, je me suis associé à un autre instrument, plus basique : le compas. Le compas a mesuré… J’ai transmis… Mon cerveau a interprété… Ma main a tracé… Ai-je eu « le compas dans l’œil ? » Ai-je su reproduire le monde qui m’entourait ? Je ne saurai dire…

J’ai regardé alors l’image d’une figure humaine sur une tombe égyptienne. J’ai regardé un visage peint par Picasso. J’ai regardé le portrait-robot d’un homme qu’on recherchait. Qui du maître sculpteur égyptien, du génial peintre moderne ou de l’officier de police judiciaire avait le mieux le compas dans l’œil ? Je ne saurai répondre…

Car le visage d’un homme a autant de face qu’il y a de regards différents pour le voir. Car l’image que j’ai du monde n’est qu’un reflet très partiel de ce qu’est le monde. Car l’image que j’ai du monde n’est que le reflet de la conception que j’en ai, elle-même reflet de la conception que la société dans laquelle je vis en a. Et même si j’ai le compas dans l’œil, je ne fais qu’interpréter, que traduire le rapport que j’ai avec le monde.

Je suis l’œil…

… et j’ai recherché dans un monument grec, un tableau médiéval, une gravure moderne, le sens du monde.

Au Parthénon d’Athènes, je n’ai vu aucune colonne verticale. 

L’architecte Ictinos, deux siècles avant Euclide, a fixé dans la pierre le postulat géométrique que deux droites parallèles ne se rencontrent jamais. Il a alors incliné de quelques centimètres vers l’intérieur toutes les colonnes, donnant au monument une silhouette pyramidale… La convergence des colonnes donne la direction de l’infini. En se resserrant progressivement, les colonnes restreignent l’espace jusqu’à ce qu’il atteigne la limite de l’infiniment petit, le mieux à même de représenter l’infiniment grand. Le temple atteint ainsi une image surhumaine, à la mesure des dieux. 

Au musée du Prado de Madrid, je me suis arrêté devant La création du monde de Jérôme Bosch. 

J’y ai vu une sphère, modèle parfait de la pensée cosmogonique. Au milieu de la sphère, sur un plan plat et circulaire, la terre. Sur la voûte, au-dessus, le ciel et les nuées. En dessous, les profondeurs sombres et sans relief. Dans ce tableau, pas de colonnes, mais des peupliers dont la forme s’incurve comme si elle était observée dans un miroir bombé… La sphère est comme l’œuf : elle est à la fois le creuset de la matière, la source de vie et le modèle aboutit, la création achevée. Elle construit un espace total, universel, autour duquel tout n’est que néant, hors Dieu.

À Amsterdam, une gravure d’Escher m’a retourné le cœur. 

En dépit du bon sens, j’ai vu la pièce ordinaire d’une maison ordinaire ayant subi un retournement total, selon une géométrie analogue à celle qui transforme un grain de maïs en pop corn. L’enveloppe de la pièce s’est repliée au centre, tandis que l’intérieur s’est déployé au-dehors. Une colonne qui supporte le plafond a pris alors la forme d’une anse de panier… L’infini est à l’étroit, le centre expulsé dans toutes les directions. Le mathématicien d’aujourd’hui parlera d’une inversion de l’espace, l’astrophysicien d’antimonde, le philosophe de modèle d’un espace qui se dévore lui-même jusqu’à engloutir son créateur.

Espace infini, bombé ou inversé, je suis l’œil…

… et j’ai bien du mal à mettre le monde en perspective, ou même simplement à croire en ce que je vois.

Cet escalier en boucle qui n’arrête pas de grimper — encore une gravure d’Escher — est une impossibilité pourtant représentée. Cette pipe est-elle une pipe ? Non, « Ceci n’est pas une pipe », écrit Magritte, seulement du bois, de la toile, de l’huile, du pigment. Et ce divan que Dali a créé, n’est-il pas aussi une partie du « visage de Mae West utilisé comme appartement ? »

Je suis l’œil…

… et puisque derrière chaque image se cache le choix d’une certaine vision du monde, j’ai voulu parcourir la planète et confronter l’image que j’en avais à la réalité.

J’ai laissé derrière moi les pressions familiales et sociales et je me suis retrouvé seul face à moi-même. J’ai arpenté de nombreux chemins et j’ai vécu avec délectation, œil grand ouvert, cette marche en avant dans des territoires inconnus. 

Le monde était beaucoup plus complexe que je le croyais. Au-delà de la réalité que je connaissais, il en existait beaucoup d’autres, prêtes à se laisser découvrir si j’étais assez disponible pour me laisser envahir par elles… La réalité du pécheur laotien dont l’univers est cette île minuscule au milieu du Mékong. La réalité du paysan balinais rentrant en transe, le soir venu, lors d’une cérémonie traditionnelle. La réalité de l’Indien guatémaltèque qui traverse la route juste devant mon véhicule pour que les démons qui le suivent de trop près se fassent écraser. La réalité de l’aborigène australien qui refuse de domestiquer les plantes ou les animaux, refuse d’exploiter le sol ou le sous-sol, refuse de construire une maison ou de s’habiller, car se serait désacraliser la Terre, se domestiquer, s’exploiter soi-même. La réalité des enfants abandonnés des banlieues colombiennes, celle des cadavres ambulants de Calcutta. La réalité universelle de la misère, de la crasse et de la mort.

À chaque pas, un monde nouveau… Mes dernières certitudes se sont envolées… J’ai regagné mon pays…

Je suis l’œil…

… et je ne suis sûr ni de ce que je vois ni de ce qu’est le monde.

Alors je me suis regardé dans un miroir.

J’ai vu le modèle et son ombre à l’épreuve de l’éternelle solitude… 

Et puis, j’ai vu se superposer en éclairs stroboscopiques tous mes visages : celui du poupon à fossettes, celui de l’adulte barbu, comme celui du vieillard décrépit. J’ai vu aussi la figure de mon père et celle de ma fille. Et dans la succession de ces portraits, j’ai vu la grandeur et l’inanité de ma vie, à la fois unique, indispensable, et pourtant si vaine et éphémère. J’ai vu un monde en perpétuelle mutation où les générations se suivent et ne se ressemblent guère. Et cependant, j’ai vu en elles la continuité de l’espèce, la transmission du savoir et de la sagesse humaine. 

Je me suis regardé dans un miroir et au-delà du temps et de l’espace, au-delà du ciel et de la terre, j’ai vu le magma de toutes les vies présentes, passées et à venir, la conscience collective de tout ce qui a vécu et de tout ce qui vivra, s’incarner — le temps d’une étincelle — dans mon âme. Et plus j’ai eu conscience de l’éternité de cette étincelle, plus j’ai eu besoin d’ancrer profondément, ici et maintenant, mes pieds sur cette terre.

Je suis l’œil…

… et j’ai réalisé que j’étais à moitié aveugle.

Je vis à l’intérieur d’une ville et pour moi, la nuit, les seules lumières sont celles des télévisions, des néons et des panneaux publicitaires. La voûte étoilée ? Je ne la vois pas. Et pourtant, malgré le halo aveuglant de la ville, la nuit et les étoiles sont là. Je l’oublie parfois, mais c’est un fait : la nuit et les étoiles sont là.

L’histoire de ma vie est celle du conflit entre la ville et les étoiles. Je suis physiquement et mentalement l’habitant de ce monde que j’ai construit, sur mesure, à ma petite dimension. Mais, au fond de moi, j’ai toujours su qu’au-delà des limites de mon territoire, le cosmos immense était là, l’inconnu, effrayant et attirant à la fois. Toujours j’ai voulu dépasser les limites, affronter le secret, prendre contact, ne serait ce qu’épisodiquement, avec les autres mondes.

Je suis devenu l’œil du chaman…

… celui du saint et du mystique, celui du médium, de l’ermite, du contemplatif, du visionnaire, du yogi… L’œil du voyageur de l’autre monde. L’œil d’Alice, qui passe de l’autre côté du miroir. L’œil de l’homme qui franchit les portes de sa perception ordinaire pour découvrir, au-delà, d’autres réalités. 

À vrai dire, je me suis contenté d’ouvrir très grand mes yeux et d’accepter ce qu’ils voyaient.

J’ai connu l’extase.

Le temps s’est arrêté. Le monde est devenu incroyablement vivant et animé. J’ai escaladé des falaises de calcaire fondant et me suis assis sur leur cime dentelée, entouré d’orgues de roches d’argent et d’herbe verte électrique. La montagne et les plantes palpitaient et vibraient. Les sons sillonnaient l’air. Je me suis perdu dans les cœurs des fleurs et j’ai distingué chaque feuille de chaque arbre, à perte de vue. J’ai chevauché la crête au rythme de sa respiration jusqu’à ce que le soleil décline et que la lumière se fasse d’or. Quand, à l’horizon, le soleil s’est enfoncé et qu’à l’autre bout du ciel la lune a montré son nez, un court instant, j’ai trôné en équilibre parfait, plein soleil à gauche, pleine lune à droite, face à l’immensité du paysage. 

Et j’ai connu la perfection de l’univers et le sentiment profond que j’y étais très exactement à ma place.

Je suis l’œil…

Et j’ai cherché la lumière.

La lumière… Cette fulgurance blanche qui m’a ébloui quand ma mère m’a donné la vie et que je suis sorti, sanglant, d’entre ses cuisses. Cette fulgurance blanche qui m’accueillera au bout du long tunnel de ma mort. Cette fulgurance blanche qui, entre naissance et mort, m’a été donnée un soir de lourde chaleur par des hommes que j’ai appelés mes Frères.

La Lumière m’a été donnée…

… et je me souviens d’avoir regardé avec curiosité les décors et les symboles qui m’entouraient. Je regardai à l’Orient… J’y découvris un œil. Était-ce celui d’Horus ou celui de Dieu ? Celui de la connaissance ou celui de la raison ? Celui de MA conscience ou celui de LA conscience celle qui voit tout, même dans ma tombe, même une fourmi noire sur une pierre noire dans la nuit noire ? Celui de la providence ? L’œil attentif, vigilant, protecteur ? Ou l’œil culpabilisant, vengeur, implacable ?

Symboles et rituels étaient ce qui me semblait être le plus lointain de mes préoccupations. Pour cette seule raison, j’ai décidé d’y jeter un œil, et plus… J’ai fait de l’étude des symboles et du rituel mon pain quotidien. Ils m’ont aidé à regarder le monde autrement qu’à travers le filtre des concepts, ces concepts qui souvent déforment les faits pour les faire rentrer dans des petites boîtes explicatives. 

J’ai trouvé dans ce dépassement, dans ce rayonnement, la force des symboles. 

J’ai trouvé dans leur toute-puissance et leur universalisme supposés, seulement supposés, leur faiblesse.

Un Frère m’a dit : la loge est l’œil du monde.

J’ai bien aimé cette expression. Oui, l’œil du monde, mais un monde comme vu par l’œil d’une mouche : un kaléidoscope d’images juxtaposées, toutes différentes les unes des autres, qui forment pourtant un tableau global commun. Ainsi chaque Frère n’a qu’une vue partielle, tellement partielle du monde. Et pourtant chaque regard est indispensable pour obtenir cette vision globale dont chacun de nous s’enrichit.

À chaque Frère son point de vue. À la loge la vision harmonisée, dans le respect de chacun.

La lumière m’a été donnée…

… et j’ai lu mon catéchisme du parfait maçon.

J’y ai découvert plusieurs maçonneries :

– la Mmaçonnerie opérative, celle des Compagnons du devoir : l’action ;

– la maçonnerie spéculative, celle de la symbolique des instruments de travail : la morale ;

– la maçonnerie hermétique, celle de la symbolique de l’alchimie : la spiritualité ;

– la maçonnerie occulte, ou mystique, ou magique, celle des phénomènes innommables : le divin.

J’ai refermé mon catéchisme.

Quelle maçonnerie vivre ? Quelle maçonnerie partager avec mes Frères ? Je ne peux avoir de réponse que pour moi… Mais je dois rester aussi éloigné de la croyance sans preuve que de la négation a priori… Je ne dois méconnaître aucune voie…

Je suis l’œil…

… et je me suis dit que je ne devais jamais oublier…

Savoir opposer aux raisonnements, aux concepts, au symbolisme systématique, la vision, la perception directe des mondes extérieurs et intérieurs. Savoir opposer à l’effort actif, à la tension de la pensée, à la conquête de soi-même et de la Nature, le détachement, la méditation. Ne pas se contenter de travailler. Savoir lâcher prise. Savoir rester disponible. Savoir garder les yeux ouverts !

Je suis l’œil…

… un bien modeste instrument de mesure, mais pourtant l’interface indispensable entre l’homme et le monde.

J’ai scruté les profondeurs du cosmos et de mon corps : j’y ai trouvé le vide et le miracle de la vie. J’ai voulu interpréter le monde : je n’ai même pas réussi à le mettre en perspective. J’ai sillonné la planète : je l’ai trouvé infiniment mystérieuse, infiniment complexe, et comment croire un seul instant que les schémas de la société dans laquelle je suis né puissent la définir en son tout ? Je me suis regardé dans le miroir : ma solitude a été effacée par les générations successives qui s’y sont reflétées ; devant l’éternité, j’ai planté mes deux pieds dans le sol. J’ai voulu voir la voûte étoilée : aveuglé, je me suis éloigné des lumières de la ville ; j’ai franchi les portes de la perception ; j’ai franchi les portes du Temple…

J’en suis revenu plus tout à fait le même. 

Plus sage, mais moins prétentieusement sûr. Plus heureux, mais moins satisfait de moi. Plus humble en reconnaissant mon ignorance, et pourtant mieux équipé pour comprendre les rapports entre les mots et les choses, entre le raisonnement systématique et le mystère insondable dont j’essaye, à jamais et en vain, d’avoir la compréhension.

TUA — 2014

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Sociétal

Laïcité : « … l’État lui-même … »

« Contre la laïcité… »

Le 9 décembre 1905, la France proclamait la loi de séparation des Églises et de l’État. Cela fait à présent 113 ans que cette loi garantit la liberté de conscience des citoyens tout en ne reconnaissant ni ne subventionnant aucun culte. C’est à partir de cette loi, que l’on a commencé à définir l’État français comme laïque, puisque la société civile et religieuse était désormais séparée définitivement l’une de l’autre.

La laïcité s’est d’abord opposée à l’influence de l’église catholique sur l’État et les citoyens dans le but de préserver la liberté de conscience de chacun, et de s’affranchir de toutes implications et influences du religieux dans les affaires de l’État.

Ce principe de laïcité est assez mal compris en dehors de nos frontières, particulièrement dans les pays anglo-saxons et les pays arabes. En effet, cette laïcité est souvent perçue comme un positionnement antireligieux, voire athée, de l’État français. Cette interprétation provient principalement de deux facteurs. Le premier est historique, et le second philosophique et sémantique.

La séparation des Églises et de l’État, lors de l’application de la loi, ne s’est pas déroulée sereinement, et a conduit à de fortes tensions entre les citoyens français, l’Église catholique, et l’État. Ce conflit du religieux contre le laïc, lorsqu’il opposait les forces de l’ordre aux curés et paroissiens luttant contre le recensement des biens de l’Église, ne démontrait pas, contrairement aux apparences, l’opposition de la laïcité à la croyance religieuse. L’État remettait en cause la place de la religion dans la société civile en s’opposant désormais à toute forme de prosélytisme religieux ou antireligieux.

Ces conflits entre la laïcité et l’Église ont produit, par association, l’idée d’une laïcité antireligieuse.

L’interprétation antireligieuse de la laïcité à l’étranger provient aussi de positionnements philosophiques. La laïcité garantit la liberté de conscience, et de ce fait ne prend pas position sur les idées philosophiques des citoyens. Ainsi, les courants de pensées comme l’athéisme ou l’agnosticisme et la libre pensée sont plus à même d’être acceptés et respectés par l’État, et de ce fait par l’ensemble de la société civile. Ces concepts sont plus difficilement acceptés par les populations anglo-saxonnes et arabes. Ces populations sont globalement plus attachées au religieux dans le sens où la religion représente la morale et la spiritualité qui permet une vie sociale entre les êtres humains. L’athéisme, par exemple, est très mal compris, car la négation de l’existence de divinités remet en cause leurs principes et est perçu comme une philosophie qui produit des individus sans morale et à tendances antisociales.

Pour les pays arabes, il existe une barrière supplémentaire : la barrière de la langue. En effet, il n’existe pas de traduction pour le concept de la laïcité. Le mot se rapprochant le plus en langue arabe signifie « non religieux », mais est aussi synonyme de « antireligieux ».

Durant la première moitié du XXe siècle, la laïcité s’est confrontée principalement au prosélytisme de la religion catholique. Les autres religions, très minoritaires, tiraient plutôt avantage de ce nouvel état laïque. Finalement, la majorité des croyants ont accepté la nouvelle place de la religion en se rendant compte que l’État laïque n’entravait pas la pratique de leur foi. Les autres religions et les courants de pensée non religieux se sont eux aussi émancipés dans ce nouvel ordre qui leur a permis d’obtenir une tolérance accrue de la population par la défense de l’État de la liberté de culte et de conscience.

Depuis la seconde moitié du XXe siècle, la laïcité doit faire face à de nouvelles problématiques. Les religions jusqu’alors minoritaires se sont renforcées par l’augmentation de leurs adeptes et prennent de plus en plus d’assurance dans la vie sociale. Décomplexées par l’esprit de tolérance qu’a permis la laïcité, elles souhaitent être reconnues et obtenir plus de légitimité et d’influence dans l’évolution de la vie au sein de la société.

Ce pluralisme religieux décomplexé entraîne un communautarisme de plus en plus marqué. Les citoyens tendent à s’identifier dans une communauté en exacerbant les différences philosophiques et culturelles. Ce mélange produit aujourd’hui une crise identitaire qui sert de catalyseurs aux désirs d’affirmation, de reconnaissance, et du droit à la différence entre communautés au détriment de la laïcité. Dans ce contexte, la lutte pour la préservation de la laïcité et de plus en plus difficile dans le sens où, chaque action tentant de rétablir l’ordre laïque des choses est attaquée et qualifiée d’atteinte à la liberté et au droit à la différence.

Au nom du droit à la différence, au nom de la paix sociale et de la cohabitation entre les communautés, les principes laïques sont de plus en plus souvent bafoués. L’État doit de plus en plus jongler entre faire respecter la laïcité et préserver la paix sociale.

Il est presque systématique à présent, lors de catastrophes ou accidents provoquant de nombreuses pertes humaines, de voir l’organisation d’obsèques collectives avec une cérémonie dite « œcuménique » en présence d’un représentant officiel de l’État et d’un certain nombre de représentants de confessions religieuses différentes qui officient au détriment des droits spirituels des disparus et de leurs familles.

« … l’État lui-même… »

À l’occasion du centenaire de la loi de séparation des Églises et de l’État, la République a réaffirmé son attachement au principe de la Laïcité. Paradoxalement, les atteintes à la laïcité sont de plus en plus nombreuses, et proviennent à présent également de l’État, de ces gouvernants et représentants.

En 2004, dans un livre intitulé « La république, les religions, l’espérance », Nicolas SAROKY propose que l’État aide la construction d’édifices confessionnels et la création de ministres du Culte. En ce sens, il souhaite réformer la loi de 1905.

En décembre 2007, Nicolas Sarkozy — alors président de la République — lors d’un discours au Palais du Latran tenait ces propos : 

« Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s’il est important qu’il s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance. ». 

Je pense au contraire que les enseignements d’un instituteur de l’école laïque ont plus de chances d’être de hautes valeurs morales en raison de l’absence de conditionnement des consciences dans l’enseignement par opposition à la foi religieuse du curé ou du pasteur.

Le même président de la République récidivait en janvier 2008 à Ryad :

« Le temps n’est plus pour les religions à se combattre entre elles, mais à combattre ensemble contre le recul des valeurs morales et spirituelles (…) ».

Depuis des millénaires, les religions s’affrontent par intolérance mutuelle de leurs valeurs prosélytes. Peuvent-elles à présent réussir seules ? Une laïcité des États ne serait-elle pas plus à même d’obtenir un tel résultat ?

À lire ces deux discours, Nicolas Sarkozy, président de la République, semble vouloir nous faire croire que la religion aurait le monopole des valeurs morales, spirituelles et de l’espérance portée par les valeurs humaines. Ceci constitue, à mon sens, une grave violation du principe de laïcité et, de surcroît, porte un jugement sur les philosophies non religieuses.

Un autre exemple qui a fait couler beaucoup d’encre : les accords Kouchner — Vatican de décembre 2008 qui mettent en place une reconnaissance mutuelle des grades et diplômes des établissements d’enseignement supérieur. Comment des diplômes provenant d’un état prosélyte comme le Vatican peuvent-ils être reconnus implicitement par l’État français par équivalence, sans vérification et validation de contenus et de leurs orientations spirituelles et dogmatique ?

Lors de la polémique de 2010 sur l’expulsion d’occupations illégales de terrains publics, la désignation et la stigmatisation d’une communauté « Rom » à l’intérieur même de notes de service interministérielles, ou de déclaration publique de hauts fonctionnaires constituent des erreurs graves de forme qui amplifient les replis communautaires.

La visite officielle du président de la République au Vatican suivant cette polémique et un affront direct aux principes de la laïcité. Sa rencontre avec le plus haut dignitaire de la religion catholique et les images véhiculées du représentant de la République pratiquant des symboles du culte catholique est une grave entorse de l’État à la loi de 1905 qui stipule que l’État de reconnaît, ni ne subventionne aucun culte.

Cette loi est aussi violée, ou plutôt discrètement contournée, concernant le subventionnement des cultes. Certains maires, dans leurs désirs d’acheter une paix sociale, subventionnent, par la création ou la location à prix symbolique, des salles polyvalentes pour des associations officiellement culturelles, qui servent au final de lieux de culte.

Le communiqué de presse du 22 octobre 2010 de l’assemblée plénière du conseil de la région Rhône-Alpes déclare le financement de la restauration de la basilique de Saint-Augustin d’Annaba en Algérie à hauteur de 450 000 euros, sous la maîtrise d’ouvrage de l’Association Diocésaine Algérienne. Le président du conseil ajoute en introduction de ce communiqué la déclaration suivante : « Il est important, dans nos sociétés tourmentées, de faire un geste de paix et d’apaisement. Il faut construire avec l’Algérie des relations respectueuses. ».

Nous avions été plus épargnés sous le quinquennat Hollande, malgré les débats après les attentats islamistes de 2015, mais Emanuel Macron a repris le flambeau de Nicolas Sarkozy en tant que chanoine de Latran et en le surpassant allègrement son prédécesseur lors de son discours du 9 avril 2018 au Collège des Bernardins.

« Pour nous retrouver ici ce soir, Monseigneur, nous avons, vous et moi bravé, les sceptiques de chaque bord. Et si nous l’avons fait, c’est sans doute que nous partageons confusément le sentiment que le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé, et qu’il nous importe à vous comme à moi de le réparer. »

Réparer le lien entre l’Église et l’État, lien qui est justement rompu depuis le 9 décembre 1905. Loi qu’il envisage d’amender prochainement !

Les entorses directes à la laïcité sont de plus en plus nombreuses de la part de l’État, et les comportements des dirigeants reflètent de plus en plus une négligence totale de ces principes.

« … lutte insidieusement. »

Dans ce climat de crise identitaire, les atteintes à la laïcité provoquée par un communautarisme de plus en plus important, et de surcroît, par l’État lui-même légitimant les dérives communautaires, la société se transforme petit à petit en une confédération de communautés religieuses, ethniques et identitaires.

Les partisans de ce type de société tendent à penser que la religion n’est dangereuse que lorsqu’elle est unique et donc potentiellement totalitaire, mais qu’une fédération de religions permet la cohabitation et la pratique libre de différents cultes.

Cette société en mutation ressemble de plus en plus à une société séculaire à « l’anglo-saxonne » qui ne défend plus la liberté de conscience de ces citoyens et la livre aux prosélytismes des communautés qui la compose.

Est-ce cela la définition de la laïcité « positive » ?

Une société organisée en une telle confédération laisse-t-elle de la place pour l’agnostique, l’athée, l’incroyant ou le libre penseur ?

Ces derniers pourraient-ils ou souhaiteraient-ils être représentés dans une telle société ?

La laïcité représente pour moi une meilleure solution pour garantir la liberté en refusant de reconnaitre des communautés, mais seulement des individus avec une liberté de conscience, des droits et des devoirs. Le communautarisme, à mon sens représente plus une mise sous tutelle des individus et un pouvoir de conditionnement des consciences, car il tend à façonner les consciences conformément à un ordre communautaire.

La laïcité est aujourd’hui un des principes fondamentaux de notre république et prend intégralement part dans sa devise : Liberté, Égalité, Fraternité.

  • Liberté de conscience
  • Égalité de toutes les philosophies, déiste ou non, devant la république.
  • Fraternité par le respect des opinions philosophiques et religieuses entre les citoyens.

La remise en cause de la laïcité ferait perdre une grande partie de son sens à cette devise, par la perte cet esprit de fraternité des consciences.

La laïcité apporte aussi un élément de stabilité : L’électeur de la république doit être instruit pour que son vote soit effectué avec la liberté de sa conscience. Pour que sa conscience soit libre, il faut que son éducation et son environnement soient laïques afin de se déterminer librement et individuellement.

Pour toutes ces raisons, la laïcité vaut la peine d’être défendue contre toutes les dérivent actuelles.

L’avenir de la laïcité dépend de la volonté et de la capacité de la société à comprendre et à adhérer aux valeurs laïques par la pédagogie et l’apprentissage de cette philosophie sociale.

  • La foi religieuse est une relation personnelle et privée entre la conscience de l’homme et de ses croyances.
  • La laïcité n’est pas un obstacle aux valeurs identitaires et aux particularismes, elle leurs permet de s’affirmer sans qu’ils se fassent mutuellement obstacle et sans qu’ils aboutissent à un enfermement dans et au nom de la différence.
  • La liberté de conscience de chacun, comme la liberté tout court, s’arrête là où celle des autres commence.

TUA — 2010

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Philosophie

Être et Avoir

Être et Avoir sont les deux verbes dits auxiliaires ; mais sont-ils aussi auxiliaires dans leurs sens premiers ? Être au sens d’état d’exister et Avoir au sens de posséder.

L’auxiliaire c’est celui qui aide, dont on tire du secours. Nous tirons bien du secours de notre état d’existence et de nos possessions. Je pense donc bien que  Être  et Avoir  sont bien des auxiliaires dans notre vie. Mais que sont-ils ?

Pour Avoir, il est assez facile de répondre. Les biens que nous possédons sont assez aisés à reconnaître.

Concernant Être, au-delà de notre existence purement matérialiste, et assurée par notre simple présence ; qui sommes-nous vraiment ? Qui suis-je ? Dans quel état j’erre ? Ces questions nous ramènent à la formule de Descartes : Cogito, ergo, sum  ; le fameux : Je pense donc je suis. Définir notre être  est de nature plus philosophique et spirituelle que matérielle.

Comment notre Être  peut-il alors être perçu, par nous-mêmes ; mais aussi, par nos semblables ? Chacun se voit et voit les autres avec son propre prisme, et donc sa vue relative de la vérité. Notre Être  va donc être perçu de manière différente, en fonction de l’image que nous renvoyons de nous-mêmes, mais aussi en fonction de la perception qu’aura l’autre en recevant cette image. Et cette image de notre Être  que nous renvoyons et qui est perçue est influencée par nos avoirs.

Mais quelle est la place de l’Être  et de l’Avoir  aujourd’hui dans ce qui nous constitue et au sein de notre société contemporaine ?

Comment ne pas immédiatement penser au consumérisme ? Cette société qui vante les mérites d’Avoir  toujours plus, d’entretenir cette soif d’Avoir  jusqu’à l’addiction, de programmer l’obsolescence afin d’entretenir cette addiction.

Dans une société où la répartition des richesses est telle que quelques-uns possèdent presque tout, la formule de Descartes se dénature en : Je consomme, donc je suis. La possession conduit à la reconnaissance de l’autre. L’illusion du bonheur apportée par l’Avoir  s’écroule quand la source (l’argent, le crédit) se tarit. Mais le Je consomme  est Je veux paraître  et non Je suis. Il est une situation sociale où règne l’Avoir  et la concurrence. Il accentue l’isolement des individus dans notre société.

Nous sommes en plein dans la critique de la société marchande, de la valeur et du système capitaliste. Peut-on envisager de réformer un système ultralibéral pour qu’il devienne plus vertueux ? Ou doit-on sortir de ce système pour envisager d’autres modèles sociaux et économiques ?

Depuis quelques décennies, des masses de plus en plus grandes de personnes sont expulsées du monde du travail. Elles sont inutiles et surnuméraires du point de vue de l’accumulation du capital. En même temps, le travail continue à être le principe de synthèse sociale, et chacun vaut la quantité de travail qu’il représente. Les exclus, qui finiront par être la majorité, au-delà de la survie matérielle, souffrent parce qu’ils n’ont pas de place dans le monde, et qu’on les prie de quitter la scène, étant donné que l’on a pas besoin d’eux. Chacun sait qu’il sera superflu à moyen terme, même ceux qui ont encore du travail. Cette menace permanente crée la sourde rage populiste qui se diffuse partout et qui favorise la recherche de boucs émissaires. Le capitalisme scie la branche sur laquelle il est assis. Les intérêts du capitalisme particulier (concurrence, produire avec le moins de main d’œuvre, vendre à meilleur marché) s’opposent à l’intérêt du système capitaliste dans son ensemble. Là où règne le fétichisme de la marchandise, il ne peut exister de conscience au niveau collectif, mais seulement la concurrence et l’isolement des acteurs économiques. Dans l’économie comme dans l’écologie, comme dans le désordre social, chaque acteur contribue, pour assurer sa survie immédiate, à une catastrophe globale. La dictature de l’économie n’est pas un problème économique, mais soumet l’ensemble des formes de vie à cette pseudo nécessité de transformer un capital dans un capital plus grand à travers un travail sans contenu. Le totalitarisme de la marchandise, de la valeur, de l’argent et du travail ne laisse plus d’espaces ouverts à d’autres logiques de vie. 

Anselm Jappe, écrivain et philosophe allemand, dans ses réflexions sur la critique de la valeur (texte retravaillé)

Une société où le travail ne constitue pas le lien social est-elle possible ?

Le dogmatique Avoir  a endormi l’Être, mais l’Être  fini par se chercher. Un monde dominé par l’Avoir  peut conduire à un Être  exacerbé et démesuré. On peut observer une radicalisation de la pensée, des extrémismes et des fanatismes.

La concurrence entre les individus par la possession délabre le vivre ensemble  et la coopération solidaire et fraternelle qui développe l’Être.

Mais cette errance dans un monde d’avoir  et de paraitre  peut aussi susciter une quête de sens et de valeur de l’Être.

Il y a ceux — le petit nombre possédant beaucoup — qui n’arrivent pas vraiment à être, parce que, par suite d’un renversement de la hiérarchie des valeurs, ils en sont empêchés par le culte de l’avoir, et il y a ceux — le plus grand nombre possédants peu ou rien — qui n’arrivent pas à réaliser leur vocation humaine fondamentale parce qu’ils sont privés des biens élémentaires.

Jean-Paul II, dans son encyclique Sollicitudo rei socialis  en 1987

Christian Eychen soulevait le cynisme de ces propos en déclarant :

En résumé, il y a une minorité qui a trop d’avoir et pas assez d’être et la majorité qui a beaucoup d’être et pas assez d’avoir. […] Les riches et les pauvres sont inégaux dans la possession, mais égaux dans la difficulté de vivre. 

Si l’Avoir  est une nécessité à la vie humaine, c’est l’Être  qui construit l’émancipation de l’Homme à travers la recherche à l’intérieur de soi-même. Cet Être  se construit lui-même par l’acquisition de connaissances, des arts et de la culture.

Marx enseignait que le luxe est tout autant un vice que la pauvreté, et que nous devrions avoir pour but d’Être  plus et non d’Avoir  plus.

TUA — 2018

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Sociétal

Intérêt général et intérêts particuliers

La conception de l’intérêt général, notamment dans sa distinction avec les intérêts particuliers, varie selon les pays. La notion d’intérêt général est définie par sa complémentarité (conception dite « anglo-saxonne ») ou par son opposition avec les intérêts particuliers (conception dite « française »).

La conception dite « anglo-saxonne »

L’intérêt général et les intérêts particuliers ne s’y opposent pas réellement. En réalité, l’intérêt général est formé de l’ensemble des intérêts particuliers. On trouve les origines intellectuelles de cette conception chez plusieurs auteurs. Sa première expression date de 1776, année où est publié le grand ouvrage d’Adam Smith, « Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations ». Il considère que le moteur essentiel de toute action individuelle réside dans la volonté d’améliorer son sort. Smith fait valoir que, si chaque individu recherche son propre bénéfice, ce faisant, il agit pourtant à son insu pour le bien de l’ensemble de la société. En effet, les hommes étant dépendants les uns des autres en raison de la variété de leurs capacités, chacun est dès lors utile à tous. Dans cette conception, l’intérêt général n’est recherché qu’inconsciemment, toujours par le biais de la recherche de l’intérêt particulier. Comme l’écrit Adam Smith, en parlant des échanges économiques entre les individus : « Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme, et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage ».

La conception dite « française »

Dans cette conception, l’intérêt général ne résulte pas de la somme des intérêts particuliers. Au contraire, l’existence et la manifestation des intérêts particuliers ne peuvent que nuire à l’intérêt général qui, dépassant chaque individu, est en quelque sorte l’émanation de la volonté de la collectivité des citoyens en tant que telle. Cette conception, exprimée par Rousseau dans Le contrat social et, à sa suite, du fait de son influence au moment de la Révolution française, dans une grande partie de l’histoire juridique française, est celle de la « volonté générale » (art. 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 26 août 1789).

Tentative de synthèse

Entre ces deux conceptions, y a-t-il une bonne et une mauvaise ? Sommes-nous obligés de nous prononcer ? D’être partisan de l’une plutôt que de l’autre ? N’existe-t-il pas plutôt une voie médiane ?

Une première intuition pourrait être qu’un intérêt particulier qui va à l’encontre d’un où d’autres intérêts particuliers pourraient entrer en conflit avec l’intérêt général. Cette idée met en évidence que nous avons tout d’abord parlé des intérêts particuliers comme d’un ensemble. Or en tant qu’individu ou groupe, nous devons reconnaître qu’il y a nos intérêts particuliers, les intérêts particuliers d’autres personnes ou groupes, et l’intérêt général.

Il est possible de synthétiser les différents intérêts concernant les éléments suivants :

  • Moi ou Nous
  • Toi ou Eux
  • Tout le monde

De cette modélisation, nous pouvons facilement en déduire que, quand il y a exclusion, l’intérêt général doit primer par rapport à l’intérêt particulier ou à un groupe d’intérêts particuliers.

Utopie ? Peut-être pas seulement.

Individuellement, que pouvons-nous pour l’intérêt général ? N’est-il pas dans nos intérêts particuliers de concourir à l’intérêt général ?

Nous revenons vers un concept proche de la conception dite « anglo-saxonne », en concourant à nos intérêts personnels, nous concourons à l’intérêt général. À la nuance près qu’il nous faut travailler sur des intérêts personnels compatibles avec l’intérêt général.

Qui donc doit travailler dans l’intérêt général et le faire primer lorsqu’il y a exclusion avec les intérêts particuliers ? Qui donc doit travailler dans l’intérêt général et favoriser les intérêts particuliers qui y sont inclus ?

L’État lui-même. Afin de permettre l’harmonie au sein de notre société, l’État doit travailler dans l’intérêt général, et contre les intérêts particuliers allant à son encontre.

« Faire en sorte que l’intérêt particulier soit toujours contraint de céder à l’intérêt général, que les grandes sources de la richesse commune soient exploitées et dirigées […] pour l’avantage de tous, que les coalitions d’intérêts […] soient abolies une fois pour toutes, et qu’enfin chacun de ses fils, chacune de ses filles puisse vivre, travailler, élever ses enfants dans la sécurité et la dignité… »

Charles de Gaulle au palais de Chaillot, le 12 septembre 1944 

Aujourd’hui, au MEDEF, il ferait figure de dangereux gauchiste.

Selon Montesquieu, la vertu est le mode d’obéissance de la république. En république, le peuple est, à certains égards le monarque ; à certains autres, il est le sujet. La difficulté est dans le fait que le peuple peut vouloir être le monarque en refusant d’admettre qu’il est aussi le sujet. C’est cette difficulté que la vertu est chargée de surmonter. Elle est ce qui peut fournir aux citoyens l’énergie nécessaire pour respecter la règle alors que celle-ci va à l’encontre de leurs intérêts. D’après lui, seule la vertu peut conduire les citoyens à préférer l’intérêt général à leurs intérêts particuliers afin de faire prévaloir la loi.

Henri Pena-Ruiz, dans son dictionnaire amoureux de la Laïcité, définit l’intérêt général comme raison d’être exclusive de la loi commune, une composante fondamentale de la Laïcité.

Les concepts se lient. Intérêt général, loi commune, laïcité, vertu, humanité…

Le travail de l’État dans l’intérêt général reste très difficile dans notre société. La démocratie représentative fait face à des lobbies de toutes sortes, défendant chacun leurs groupes d’intérêts financiers ou idéologiques.

Nos représentants ne sont que des Hommes, ils peuvent être corrompus et travailler dans leurs intérêts personnels, au détriment de l’intérêt général.

L’activité des institutions et des leurs représentant se dénature en calculs, en stratégies. Afin d’influer en direction de ses idéaux, jusqu’à quel point le politique accepte-t-il de jouer dans ces jeux ? Ces jeux qui demandent concessions et trahisons. Que reste-t-il une fois toutes ces concessions et ces trahisons commises ? Quelles autres compromissions peuvent-elles encore être faites pour rester dans le système, pour une promesse, souvent illusoire, de pouvoir faire passer une partie, infime, de ses idéaux initiaux ? À quels jeux de dupes peut-on participer en voulant contrer des propositions conformes à nos idéaux, pour la seule et unique raison qu’elles émanent d’un adversaire ou d’un camp avec lequel on s’oppose ?

Constatant l’échec des politiques, certains ne cessent d’en appeler à la société civile pour prendre la relève. C’est oublier (ou masquer) le fait que l’impuissance des politiques vient de leur allégeance à la société civile. Société civile qui ne désigne plus aujourd’hui que l’arène où s’affrontent les intérêts particuliers.

Notre société ne peut éradiquer toute forme d’égoïsme et d’égocentrisme en l’Homme. Les ambitions personnelles existeront toujours. L’organisation de notre société doit composer avec ces ambitions personnelles afin, dans la mesure du possible, de les faire concourir à l’intérêt général.

Au niveau individuel, comment réagirions-nous face à un projet d’intérêt général, comme par exemple la construction d’une voie de chemin de fer ou de tramway, qui viendrait gâcher notre paysage ou même nous exproprier ?

  • Nous opposerions-nous au projet pour défendre nos intérêts particuliers ?
  • Nous opposerions-nous au projet pour contester qu’il fût d’intérêt général, et par la même occasion défendre nos intérêts particuliers ?
  • Nous opposerions-nous au projet pour maximiser nos éventuels dédommagements ?
  • Accepterions-nous au nom de l’intérêt général ?

D’une autre manière, combien de petits gestes du quotidien sommes-nous capables de faire, souvent au détriment d’autrui ou de l’intérêt général, contre un peu de bénéfice personnel souvent très éphémère ?

Le conflit entre intérêt général et intérêts particuliers se situe sur la zone d’oppositions entre notre altruisme et notre égoïsme. Quelles sont les parts apportées par l’inné, l’environnement, l’éducation ou l’instruction ? Le résultat est un dosage plus ou moins bien équilibré de ces deux facettes qui sont en nous. Notre relation avec l’autre et notre conception de la vie en société en dépend. Notre rapport avec nos intérêts particuliers et l’intérêt général en dépend.

Pour conclure, voici trois citations qui peuvent amener vers d’autres réflexions. La première évoque la richesse, et donc le pouvoir, en relation avec les intérêts particuliers et l’intérêt général. Les deux suivantes évoquent l’altruisme et l’égoïsme.

« Le peuple ne demande que le nécessaire, il ne veut que justice et tranquillité ; les riches prétendent à tout, ils veulent tout envahir et tout dominer. Les abus sont l’ouvrage et le domaine des riches, ils sont les fléaux du peuple ; l’intérêt du peuple est l’intérêt général, celui des riches est l’intérêt particulier. »

Maximilien Robespierre, Club des Cordeliers, 20 avril 1791 

« Sois altruiste, respecte l’égoïsme des autres ! »

Stanislaw Jerzy Lec, poète polonais 

« L’égoïsme est la rouille du moi. »

Victor Hugo

TUA — 2017